La force d’une équipe
Dans le Journal de bord d’un infirmier en psychiatrie, Christophe Malinowski, infirmier en psychiatrie, rapporte les aventures d’un jeune soignant confronté à la réalité des soins, de la maladie et des situations difficiles. Il est aidé par Germaine, professionnelle aguerrie, qui s’affranchit des protocoles et des habitudes pour proposer un soin personnalisé et souple…
Ce jour-là, une peur et une douleur diffuse étreignent le jeune infirmier, qui a subi les injures et les menaces de M. H., un patient qui souffre d’un trouble de la personnalité limite.
J’éprouve une sensation pénible ce matin. Cela a commencé comme une gêne, une impatience, un fourmillement, ou quelque chose comme ça… dans les épaules. Ou les bras. Puis c’est remonté plus haut, dans le cou. Derrière, au niveau de la nuque. Juste après les transmissions de l’équipe de nuit.
Les collègues ont évoqué M. H., un patient qui souffre d’un trouble de la personnalité limite et se montre particulièrement virulent, depuis quelques jours. À lui seul, il a embrasé le service, emportant avec lui d’autres patients, donc certains sont particulièrement vulnérables. Leur description de l’unité est des plus inquiétantes. Car ce n’est pas une simple agitation qui nous est dépeinte, mais un véritable chaos.
Tous les patients dorment encore et mon fourmillement grandit, se mue en moiteur, en crispation, en peur. J’ai été en conflit avec M. H. deux jours auparavant. Une simple maladresse de ma part, un petit changement d’avis, a déclenché sa colère. « L’infirmier sympa » que j’étais pour lui était devenu « un menteur » et « un traître ». Pointé du doigt, j’étais désigné comme le mal incarné, et malmené. Jusqu’aux menaces. « Ce n’est plus la peine de me parler ! », hurlait M. H., prenant les autres patients à partie, me condamnant à l’exil.
« Nous allons trouver une solution »
Après cette longue et rude journée au cœur du conflit, j’ai profité d’un jour de repos. Le lendemain de cette mise au pilori, j’ai décidé de me morfondre devant ma télévision. Soudain, à l’écran, un prince épousait une princesse en Angleterre.
Était-ce la fatigue ? Une fragilité après l’épreuve de la veille ? Instantanément, j’ai été ému aux larmes par toutes ces images vernies semblant sortir d’un livre de contes pour enfants. Tout y était, le château, la chapelle, les vitraux, les fleurs par milliers, les violons, Haendel, Schubert, la robe et la longue traîne blanche, le costume, les diamants, la reine, le carrosse et les grands chevaux blancs. Mais surtout, la douceur, la légèreté et le rêve.
En moi résonnait le choc des extrêmes, entre les cris de M. H. et la musique sublime d’une chorale, les frissons d’hier et les larmes d’aujourd’hui, le froid du service et la chaleur du mariage princier, entre folie et féerie. Mon émerveillement se disputait à mon inquiétude du lendemain au travail.
De fait, à mon arrivée ce jour-là, les transmissions du matin ravivent ma peur, rendent chaque mouvement difficile et le sourire impossible.
Germaine, bien consciente de cette posture délicate, me demande de me tenir à distance de M. H. Cela me convient et me trouble à la fois. Je suis satisfait de ne pas prendre ce patient en charge car je ne sais pas comment m’y prendre, comment sortir de ce pétrin dans lequel je me suis peut-être jeté seul. Mais combien de temps cela va-t-il durer ? Je ne peux pas rester cloîtré sur le long terme…
« Ne t’inquiète pas, nous allons trouver une solution… », m’assure Germaine. Avec son expérience, elle m’a aidé dans nombre de situations embarrassantes, mais je pense celle-ci tout à fait insoluble, tant je perçois encore l’écho strident des paroles de M. H. à mon encontre deux jours auparavant.
La main plaquée sur la nuque, je n’en finis plus de me masser, malaxer, jusqu’à en avoir plus mal encore, jusqu’à douter de ma place, de mon métier, de mes convictions.
Les mariés de la veille me reviennent en mémoire. Moi aussi, je voudrais aujourd’hui entendre du gospel, porter un beau costume et marcher dans l’herbe verte sous le soleil anglais. Je m’approcherais des grands chevaux blancs, les caresserais jusqu’à sentir leur chaleur. Puis, sans douleur dans la nuque, je leur murmurerais qu’ils ont bien de la chance d’être là dans ce monde si doux. Je leur demanderais de réaliser mes rêves d’un monde sans conflit. Peut-être alors me proposeraient-ils de les chevaucher. Et nous irions vers un monde de douceur, de chaleur, un monde enchanté sans conflit, comme dans les contes de fée…
« Ok, c’est pas grave… »
Soudain, une voix grave me sort de ma torpeur. « Bon, ok… T’as déconné l’autre jour, mais bon… ok, c’est pas grave. Germaine m’a dit que t’as pas fait exprès, que t’as changé d’avis parce que t’étais inquiet et que c’est pas grave. Elle m’a dit de m’excuser parce que je me suis énervé sur toi… Et bon, comme j’ai qu’une parole, ok c’est pas grave. Allez salut, à tout à l’heure… »
Et M. H. s’en va, comme ça, tout simplement, après ses excuses à demi-mots, sans attendre de réponse de ma part. Au loin, j’aperçois le regard bienveillant et un discret sourire de Germaine. Plus tard dans la matinée, alors que je croise M. H., je ne ressens aucune tension, comme si rien ne s’était passé.
En fin de journée, Germaine me confie : « La force de l’équipe est là, Christophe, quand elle soutient l’un des siens, quand elle se positionne en tiers médiatisant. Peu importe le motif de conflit entre M. H. et toi, nous pourrons en reparler une autre fois. Aujourd’hui, l’important était pour toi de renouer le lien, mais force est de constater que seul, cela aurait été difficile car tu étais devenu un mauvais objet pour ce patient. Aussi, je suis allé le voir et il était important que tu restes à l’écart pour ne pas raviver de tension. M. H. m’a écouté. Je lui ai dit que tu n’es pas un mauvais bougre, que tu fais ce que tu peux, et que si tu t’es trompé, qui ne se trompe jamais ? Je l’ai questionné : aimerait-il avoir une chance si un jour il se trompait ?… Évidemment oui. Enfin, je lui ai demandé de s’excuser pour les menaces, en insistant sur l’importance de ces excuses pour sortir grandi d’un conflit. Oui, pour grandir… Ceci étant bien sûr un concept auquel il ne pouvait pas être insensible… Après, je l’ai remercié pour sa confiance et félicité pour ce geste courageux, ce qui l’a grandement valorisé. Maintenant c’est à toi de renouer lentement le contact plus fortement. »
Le tiers médiatisant, apaisant, réconciliant… L’équipe unie et aidante pour les patients, comme pour ses membres… Peu importent en effet les raisons premières d’un conflit. Je comprends mieux le retrait que m’a proposé Germaine. Cela lui a permis d’œuvrer à un apaisement que je vais devoir consolider jusqu’à restaurer un lien abîmé.
Dans le parc du vieil hôpital, j’entends le frémissement des feuilles des arbres et le chant des oiseaux. Je m’aperçois que ma nuque est légère. La crise est passée, la douleur aussi, tout autant que mes doutes. Malgré ses difficultés, j’aime ce métier, mon équipe, mes collègues, Germaine. Encore une fois, elle m’a soutenu et elle a su trouver les mots justes auprès des patients pour me sortir d’un imbroglio.
À des centaines de kilomètres de là, un prince et une princesse vivent heureux dans un château anglais…