9es Rencontres Soignantes en Psychiatrie

« Je vous écoute… » : comment recevoir la parole du patient ?

 

Peut-on soigner sans prendre le temps d’évoquer avec le patient ce qui le préoccupe, l’angoisse, l’agite, sans se poser avec lui pour découvrir ce qu’il a à nous raconter de son vécu, de son ressenti ? Mais comment faire quand nous sommes pris dans le tourbillon du quotidien, quand les tâches à accomplir, forcément dans l’urgence, prennent le pas sur le soin et nous éloignent d’un patient dont on ne perçoit plus que les troubles du comportement ?

S’il s’agit d’abord de créer les conditions d’une écoute active, sait-on vraiment ce que signifie écouter ? Au-delà des techniques d’entretien, qu’est-ce que cela engage pour ce « je » qui écoute et l’équipe de soin dans laquelle il travaille ? Le soignant, quel qu’il soit, n’est pas un simple récepteur qui valide les propos d’un patient émetteur. Il est percuté, atteint, touché, par les propos qu’il entend.

Comment recevoir cette parole sans timbre, balbutiante, désincarnée, délirante, agressive voire violente ? Comment ne pas se fermer et lui trouver une place en soi ? Comment ne pas être déstabilisé, meurtri surtout quand il s’agit d’un récit troué de fureur et de traumatismes psychiques ? Que faire de l’innommable ? Comment (sup)porter celui qui entrouvre la porte de son enfer intime ?

Il ne s’agit pas seulement d’être le destinataire et le réceptacle de cette parole, comme un contenant passif prêt à tout accueillir. Il faut détoxiquer, reformuler, élaborer, trouver un fil, quelque chose d’un sens possible et partageable. Nul ne peut écouter s’il n’est pas écouté lui-même. C’est le rôle des collègues, de l’équipe, des réunions cliniques voire de la supervision. Un sujet écoute alors un autre sujet, mais c’est un collectif qui contient la parole du patient afin d’éviter qu’elle ne nous déborde.

Le programme détaillé de l’édition du 17 octobre 2023

Ce qu’écouter veut dire ?

Au-delà des évidences, dans les soins, que signifie écouter ? Etymologiquement, écouter, c’est prêter l’oreille, être attentif. Il s’agit d’une démarche volontaire, d’une pratique active. On s’y prépare, physiquement et psychiquement, et on signifie à l’autre qu’on est prêt à accueillir ce qu’il a à nous dire, que sa parole laissera une trace en nous.

Concernant le vécu du patient, nous sommes dans un brouillard que seule sa parole peut dissiper. Comment lui indiquer qu’il dispose d’un savoir sur lui-même et son trouble que nous ne possédons pas ? Que se passe-t-il quand une personne en souffrance psychique parle ? S’agit-il pour elle de se faire comprendre, entendre, d’influencer le soignant, de partager ses émotions, de les tenir à distance, de « s’entendre dire » ? L’écoute mobilise différents mécanismes psychologiques chez l’écoutant et l’écouté. Comment opère-t-elle ? Que nous apprennent les sciences cognitives ?

– Les mystères de l’écoute, Brice MARTINpsychiatre, praticien hospitalier, coordinateur du pôle centre de psychiatrie, Centre hospitalier Drôme Vivarais (Valence), président de la Fédération française de psychiatrie

« L’écoute » des personnes qui nous font l’honneur de venir nous parler de leurs difficultés constitue sans aucun doute un enjeu fondamental de la rencontre en psychiatrie. Pour aborder et questionner prudemment cette dimension puis réfléchir ensemble à ce phénomène si délicat, nous nous appuierons sur quelques fragments de rencontre clinique.

  • Il y a Jean, qui quitte l’entretien blessé, avec un sentiment de simulacre d’écoute après avoir partagé pour la première fois d’étonnantes idées.
  • Il y a François et Jeanne, qui, sous l’effet des « questions naïves » d’un intervenant pourtant attentif, découvrent des choses qu’ils n’avaient jamais entendues l’un de l’autre.
  • Il y a Marie auprès de qui l’intervenant éprouve et entend des émotions qu’il a lui-même vécues. Peut-il s’adosser à ses propres expériences pour installer un espace d’écoute réciproque appuyé sur du « semblable » ?
  • Il y a François, Nathalie, leur fils Théo, et cet intervenant noyé sous un flot d’informations qu’il a pourtant à cœur d’écouter. Et puis l’effet suscité par la tentative improvisée d’un retour imagé (sous la forme d’un conte énigmatique) qui va tous les mobiliser.

Pour nous accompagner autour de cette réflexion et de ces rencontres, nous nous appuierons par petites touches sur des auteurs qui nous parlent de l’écoute, du chef d’orchestre Bruno Walter aux psychothérapeutes Guy Ausloos, Mony Elkaïm et Marcel Sassolas en passant par quelques écrivains comme Antoine de St Exupéry, Albert Camus et Yasunari Kawabata.

 

– De la parole à l’écoute, de l’écoute à la parole : tenir à une distance intime, Dorothée LEGRANDpsychologue, psychanalyste, chercheure en philosophie (CNRS-ENS)

Pourquoi parler ? Comment écouter ? Il est rare qu’une personne qui arrive en soin vienne « pour » parler. Hors de question d’ignorer ses problèmes et ses demandes ! Mais comment y répondre quand il est ici et maintenant impossible de les solutionner ? Comment éviter de donner à cette personne le sentiment d’être méprisée, soumise à l’impuissance des soignants à lui donner une solution ? Comment opère l’écoute ? Comment donne-t-elle lieu à la parole ? Alors que l’on ne se comprend jamais tout à fait, comment la parole et l’écoute franchissent-elles avec légèreté la distance entre l’un et l’autre – distance qui reste pourtant infranchissable ? Nous décrirons un dispositif concret mis en place à partir de ces questions.

 

L’entretien, un écrin pour l’écoute ?

 

Formalisé ou non, l’entretien peut être proposé par différents professionnels. Il suppose toujours un cadre qui sert de repères : contexte, lieu, durée et rythme, interactions croisées entre soignant et soigné, objectif, contenu, grille de lecture. Comment ces différents éléments du cadre viennent-ils retentir sur la qualité des échanges ?

Au-delà des techniques mobilisées (reformulation, focalisation, exploration de l’ambivalence, voire dévoilement de soi), le soignant utilise sa propre subjectivité comme instrument de travail en s’appuyant sur les phénomènes de résonnance, de transfert, d’empathie et d’intuition. L’écoute implique de consacrer un temps suffisant au patient pour entendre son histoire (anamnèse), ce qu’il ressent (émotions), ce qu’il pense à propos de ce qui lui arrive (cognitions), des relations qu’il établit avec les soignants (alliance thérapeutique, transfert), des ressources dont il dispose pour se soigner. Il ne s’agit pas seulement de recueillir des données mais de cheminer avec lui pour qu’il soit coauteur de cette séquence de soin tout autant que de sa vie.

– L’entretien  à l’épreuve du délire, Blaise ROCHAT, pair-aidant en santé mentale, enseignant dans le domaine de la santé

Une fois mon admission réalisée et mon délire bien identifié par les soignants, ma parole m’a semblé ne plus avoir de poids. Ce que j’exprimais n’avait aucun intérêt pour les professionnels qui censuraient ou ignoraient systématiquement mes propos. Comme je ne parvenais pas à retrouver davantage de « normalité », nous étions enfermés dans une réelle impasse relationnelle. En effet, quand il n’est plus possible de gérer les tensions grâce à l’écoute et la parole, ne reste bien souvent que la contrainte et la contention pour désamorcer les crises, avec les traumatismes que cela peut engendrer. Pour établir des liens significatifs il faut permettre l’expression du délire, ce qui ne signifie pas délirer avec la personne, mais abandonner un peu de rationalité pour entrer dans son monde, reconnaitre son vécu et valider ses éprouvés. Dans ce contexte, quelle est la place de l’entretien ? Par ailleurs, l’écoute d’un pair-aidant peut-elle constituer une plus-value pour la relation thérapeutique ?

– Un fil d’Ariane pour l’entretien clinique Dominique FRIARD, infirmier de secteur psychiatrique, superviseur d’équipes

Il ne suffit pas d’écouter, de se laisser traverser, stoïquement, par les propos d’un patient, il faut aussi parfois en accuser réception. Au-delà des préconisations techniques, il s’agit de penser, de cheminer ensemble, avec et non pas à la place. Formel ou informel, chaque entretien (ou série d’entretiens) est défini par un cadre (contexte, interactions croisées, lieu, durée et rythme, objectifs, contenu abordé, et grille de lecture) qui sert de repère aux deux interlocuteurs, chacun étant cocréateur de l’entretien. Toute modification d’un de ces éléments de base entraîne des répercussions sur le déroulement de la séance.

– « Donc, si je comprends bien… », la reformulation en question Philippe AïM, psychiatre, psychothérapeute spécialisé en hypnose et thérapies brèves

L’injonction « Il faut reformuler ! » reste un conseil central (qui a parfois tout d’un poncif…) prodigué à toute personne qui se forme à l’entretien. Mais concrètement pourquoi et comment reformuler ? Ni répétition, ni interprétation, la reformulation est un outil, en apparence simple, pour transmettre le sentiment que l’on est présent et à l’écoute. Il facilite le lien relationnel et contribue à faire émerger le changement, à condition d’y appliquer quelques principes concrets.

 

Quand la parole de l’autre nous saisit

 

Quelles que soient ses « compétences émotionnelles », le soignant ne peut pas toujours tout entendre ni accueillir tous les vécus. Chaque soignant a ses points aveugles qui peuvent le conduire à déformer les propos, voire le rendre sourd aux émotions (les siennes, celles du patient). Comment recevoir la colère, le délire, les injures, les menaces de mort et supporter la dépression mélancolique ? Comment accueillir les récits de viols, d’incestes, de guerres sans se sentir flétri, meurtri ? Que renvoyer au sujet qui tente de s’en « délester » ? Comment passer d’un récit à un autre, voire même parfois d’une réalité à une autre, dans le déroulé d’une journée de travail ? Comment le cadre interne du soignant est-il remobilisé par l’entretien clinique ?

S’il appartient au soignant de mettre en travail ses failles, quelle que soit sa théorie de référence, il ne travaille pas seul. Avant d’écouter, il doit pouvoir être écouté, porté émotionnellement par ses collègues et l’équipe soignante. Différents dispositifs d’analyse des pratiques permettent aux soignants d’élaborer collectivement les émotions qui les traversent, de tisser un fil narratif, pour peu qu’ils soient animés par un professionnel suffisamment présent et distancié.

– Ecoute et travail émotionnel, Dominique LHUILIER, Pr de psychologie du travail, Pr émérite au Centre de recherche sur le travail et le développement, Cnam

Activité essentielle du travail soignant, l’écoute est risquée. La sensibilité à la souffrance d’autrui relève en effet d’une compréhension empathique, d’une forme de compassion et d’une disponibilité psychique à l’autre. Loin des injonctions à garder une « bonne distance », les résonances émotionnelles et affectives supposent un cadre d’expression et d’échanges professionnellement et institutionnellement reconnu. La solitude face aux patients expose par ailleurs les soignants aux risques d’un travail psychique qui viserait à relever leur seuil de sensibilité aux épreuves émotionnelles liées au soin. Un travail sans affects ? Dans ce contexte, de quelles ressources le professionnel dispose-t-il pour que l’émotion reste au service de l’activité, pour qu’elle ne vienne pas la paralyser ou la dévoyer ? Ces ressources, nécessaires à la régulation des contraintes psychiques de travail, peuvent être déclinées au niveau individuel, social et organisationnel.

– « J’ai plus d’érection, c’est vos cachetons ! »Valéry CLOUET, infirmier en pratique avancée et santé mentale, spécialiste clinique en santé mentale, conseiller en santé sexuelle

Les patients suivis en psychiatrie ont un accès à la sexualité moindre que la population générale. Les causes peuvent être multiples, mais les effets secondaires des psychotropes restent au premier plan et sont fréquemment évoqués par le patient pour justifier l’arrêt du traitement. Pour les soignants, cette plainte, difficile à recevoir, fait l’objet de très peu d’évaluation. A partir d’un cas clinique et d’une analyse de la littérature, nous évoquerons cette difficulté à entendre et les accompagnements possibles de la plainte sexuelle des usagers.

– Face au récit traumatique, comment et où trouver une autre voie ?, Priscille DE THE, psychologue clinicienne à Parcours d’exil pour la plateforme Résonances, dispositif de soutien pour les professionnels travaillant pour les demandeurs d’asile, animatrice de groupes d’analyse des pratiques professionnelles 

Le récit traumatique… celui qui nous effraie, nous laisse sans voix et comme intérieurement figés, sidérés. Celui dont on aimerait qu’il s’arrête. Celui qui paradoxalement nous fascine aussi, nous happe et nous retient. Et puis il y a la parole traumatique, l’horreur racontée de façon neutre qui laisse un goût étrange. La parole vide d’affects ou qui en est excessivement pleine. Comment entendre cela, comment rester sans sombrer soi-même ? Peut-on passer du saisissement au dessaisissement ? A partir de vignettes cliniques, l’une d’un homme souffrant d’un stress post-traumatique, l’autre d’une professionnelle blessée par un récit d’horreur, nous explorerons ensemble les voies que peuvent être le corps et l’image pour retrouver du souffle, de l’espace, du mouvement.

« Enfin, on m’écoute !»

Pour un patient et ses proches il n’y a rien de plus terrible que l’absence de réponse. Répondre ne se limite pas à donner une explication ou une interprétation, il s’agit plutôt de signifier qu’on a intégré ce qui a été dit et parfois d’ouvrir un nouveau point de vue. Parmi différentes approches, l’Open dialogue (Dialogue ouvert), met au cœur du processus thérapeutique le dialogue continu, via des « réunions de traitement » entre les soignants, le patient et son réseau social (famille, proches, pairs, enseignants …). Cette « écoute polyphonique » favorise le dialogue entre tous et l’engagement de chacun dans les soins.

Quels sont les principes de cette approche de plus en plus utilisée lors des premières crises psychotiques ? Loin de cette écoute contenante, dans un contexte de manque de soignants, un patient pourrait-il développer une relation thérapeutique avec un agent conversationnel de soutien psychologique (robot social, chatbot) ? Différents travaux montrent en effet qu’un chatbot permet à l’utilisateur d’aborder des sujets qu’il n’oserait pas exposer avec une personne réelle en face-à-face (Peters, Jorne et al. (2010). L’écoute « humaine » a-t-elle encore un avenir ?

– Pratiquer l’écoute polyphonique de l’Open dialogue, Benoit GODIN, infirmier en pratique avancée en psychiatrie et santé mentale, Unité locale d’intervention de crise et d’évaluation (Ulice), Marseille et Saphir DESVIGNES, ingénieure en santé publique, coordinatrice du projet Odamars (Open dialogue à Marseille )

L’Open Dialogue modifie profondément la pratique en santé mentale en engageant les professionnels dans une approche qui mobilise la réactivité des intervenants et intègre le réseau social de l’usager dans la résolution de la crise. Ce dispositif donne une voix égale à toute les personnels présentes (usager, famille, proches, professionnels de santé…). La prise de décision est ainsi coconstruite avec l’usager et son réseau, en valorisant leurs perspectives et leur expertise. Les soignants sont encouragés à partager leurs propres émotions et leurs pensées, en mettant de côté les interprétations et en se concentrant sur ce qui est exprimé. L’Open Dialogue souligne l’importance de ne pas parler de l’usager en son absence et de favoriser son implication dans son propre processus de soins.

– Des robots à l’écoute…, révolution ou involution ? Stéphane MOUCHABAC, psychiatre, hôpital Saint-Antoine Paris (Département médico universitaire neurosciences, AP-HP 6.0) et à l’ICRIN Psy innovation de l’institut du Cerveau et de la Moelle à Paris. Il codirige la section E-santé de l’Association française de psychiatrie biologique et de neuropsychopharmacologie afin promouvoir les outils numériques auprès des usagers et les professionnels.

L’intelligence artificielle (IA) et les nouvelles technologies font désormais partie de notre quotidien et si la médecine est au cœur de cette révolution, jusqu’à présent la psychiatrie semblait moins concernée. Les agents conversationnels intelligents peuvent désormais accompagner les psychothérapies, et s’ajuster à une sémiologie captée « en temps réel » par des outils connectés. Mais quelles sont les limites de ces agents et peuvent-ils offrir un soin « équivalent » ?. Nous évoluons vers une psychiatrie « augmentée », l’ignorer serait nous condamner et l’accepter sans une solide vision critique aurait des conséquences tout aussi néfastes sur les fondements de la relation médecin-patient.

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