« On n’a plus le temps ! » :
comment rester disponible à la rencontre ?
Le soin est affaire de temps !
Temps « mesurable » des horloges et temps ressenti par chacun s’opposent en permanence. En médecine, le temps reste un « grand maître ». Nosographie, sémiologie, diagnostic et pronostic, rémission et rétablissement sont ainsi soumis aux différentes étapes de la maladie : déclenchement, traitement, guérison, chronicisation, rechutes. Dans les pathologies psychiatriques, la perception du temps fait symptôme, comme le « tout, tout de suite » des sujets borderline ou la temporalité apparemment figée des personnes souffrant de schizophrénie. Le parcours de soin est alors ponctué de moments qui différencient des espaces temps et servent de repères à des patients parfois perdus dans leurs souffrances. Temps souvent contraint des soignants, temps des familles, des patients parfois en demande d’efficacité rapide des traitements, comment faire cohabiter ces différentes temporalités ?
– Temporalité et troubles psychiatriques, Pierre OSWALD, Directeur du service de psychiatrie, Hôpital universitaire de Bruxelles, Chargé de cours, Université de Mons, Maître de conférences, Université libre de Bruxelles
Le temps est une dimension fondamentale de notre existence, à la fois subjective et cognitive, indispensable à la structuration de nos activités et de notre réalité. En psychiatrie, on peut rencontrer une série de dysfonctionnements relatifs à la perception, l’expérience et la gestion du temps qui peuvent affecter profondément la vie quotidienne. Dans les troubles de l’humeur, la perception du temps peut varier de manière significative en fonction de l’état émotionnel, avec le sentiment que le temps ralentit ou s’accélère. Dans les troubles psychotiques, la désorientation temporelle, caractérisée parfois par une confusion du temps historique entre le passé, le présent et le futur, limite la structuration des tâches et l’acquisition de compétences visant l’autonomie.Enfin, l’anticipation et la planification en tant que fonctions exécutives sont souvent perturbées dans les troubles neurodéveloppementaux comme le TDAH. Les personnes atteintes de TDAH ont des difficultés à estimer correctement le temps nécessaire pour accomplir des tâches, conduisant à une mauvaise gestion du temps ou, entre autres déterminants, à de la procrastination. A cet égard, le temps peut être un outil thérapeutique efficace. La structuration des routines quotidiennes assure une certaine forme de stabilité et de contrôle. Quant aux techniques de pleine conscience et de méditation, elles ancrent les personnes dans le présent, réduisant stress et anxiété.Au-delà des approches strictement cliniques et sémiologiques, le temps est du ressort de l’intime. En effet, s’il rend compte de la succession des événements du monde, il est un marqueur essentiel de la manière dont nous éprouvons individuellement les épisodes de nos vies.
– Tensions sur le temps du soin, Yannis CONSTANTINIDES, Agrégé et Docteur en philosophie, Enseignant à l’Espace éthique Île-de-France et Sorbonne université
Le temps est court désormais ». Ce célèbre constat de Saint Paul, débarrassé de son contexte messianique, colle parfaitement à notre époque pressée (d’en finir ?). Par les temps qui courent, chacun de nous se comporte comme s’il était constamment engagé dans un compte à rebours. Ballottés d’une urgence à l’autre, nous n’avons plus le temps d’être ; nous nous contentons alors de les « gérer » au mieux, avec le sentiment amer de ne jamais être réellement présents à ce que nous faisons. On assiste ainsi à une déréalisation et désubjectivation du temps, réduit à une simple ressource comptable. Le soin, par définition lent et patient, ne pouvait qu’en pâtir. Pour retrouver la disponibilité psychique nécessaire à l’acte de soigner, il faut donc commencer par détendre le temps.
Le poids des contraintes temporelles
Le temps est une ressource précieuse ! Qu’il s’agisse d’attendre l’effet d’un traitement médicamenteux, d’accompagner un patient dans sa prise de conscience de la maladie (parfois après plusieurs décompensations…) ou encore de tisser patiemment une relation de qualité, impossible « d’aller plus vite que la musique » intime de chacun. L’accélération des temps et des rythmes bouscule pourtant ce travail d’apprivoisement et de tissage du lien thérapeutique. Epuisement physique et émotionnel, saturation cognitive, stress, hyperactivité et sensation permanente de « manquer de temps » érodent alors la capacité des soignants à observer, analyser et réagir. Dans le même temps, la perte de sens de l’investissement professionnel s’installe et alimente souvent la culpabilité des soignants. Comment les professionnels tentent-ils de faire face et à quel prix ? Les entretiens informels, fragiles havres de paix, peuvent constituer des espaces de respiration à réinvestir.
– Le mal-être des soignants face à l’accélération du rythme de travail, Agathe MORINIERE, Docteure en sciences de gestion, Maître de conférence EM Lyon
Le temps est devenu un enjeu crucial pour les organisations, en particulier dans le secteur de la santé. Depuis trente ans, on constate une accélération de la prise en charge des patients repérable via la réduction des durées moyennes de séjour. Cette présentation vise à questionner cette course à la productivité dans le domaine des soins et à explorer les implications éthiques pour les professionnels du secteur. En nous appuyant sur la théorie de l’accélération sociale de Hartmut Rosa, nous identifions quatre grandes catégories d’implications éthiques : la flexibilité attendue des directeurs d’hôpitaux face à un futur toujours plus incertain ; l’érosion de l’éthique des soins ; le processus de déshumanisation mécaniste des soignants et les effets néfastes de la rapidité sur le travail émotionnel et le bien-être des soignants.
– L’idéal soignant à l’épreuve du temps : de la blessure à l’épuisement, Charlotte PERRIN-COSTANTINO, Docteure en psychologie clinique, Psychanalyste membre de la SPP, Directrice de la revue Cliniques – Paroles de praticiens
Le travail constitue une voie de sublimation importante, notamment lorsqu’il peut dériver les buts pulsionnels originels vers des activités sociales, techniques, intellectuelles ou relationnelles constructives et organisatrices, autrement dit vers des activités porteuses de valeurs, de sens et d’utilité. En ce sens, il contribue de manière déterminante à nourrir notre idéal dans notre quotidien de travail. Mais lorsque les fondements même du cœur de métier, notamment la question du temps au centre des processus de soins, se trouvent entamés par les circonstances, abîmés par l’accélération ambiante, nos idéaux souffrent, la valeur donnée au travail devient « peau de chagrin » et l’épuisement professionnel s’installe. Le travail, ses aléas et/ou son organisation globale, peuvent confisquer ce en quoi il est producteur de valeurs et constitue une voie de sublimation aux sources de notre idéalité. Dans ces contextes difficiles et désenchantés de travail, les institutions de soin doivent parfois recourir à un dispositif tiers pour soutenir l’idéal de travail blessé notamment par cette confiscation « du temps pour soigner », et aider les équipes à reconstruire du sens, de l’utilité et de la valeur à leurs pratiques.
– L’entretien fréquent et de courte durée, Dominique FRIARD, Infirmier et superviseur d’équipes
En psychiatrie, le soin ne se résume pas à la quantité d’actes accomplis ! On pourrait les multiplier sans soigner réellement. Le soin repose sur la qualité de présence des soignants, sur leur façon d’habiter l’espace qui lui est consacré. Les interactions avec les soignés ou leurs proches ne se limitent pas aux moments de rencontres directes, ni aux micros-évènements qui leur servent de prétexte. L’accélération du temps et des rythmes n’est donc qu’une partie du problème. Les entretiens fréquents et de courte durée qui s’appuient sur le quotidien (lever, distribution du traitement, prise des constantes, toilette, repas, …), sur le modèle de ceux que l’on peut proposer aux personnes en état maniaque, permettent d’abord de se préoccuper des besoins primaires de la personne, de contenir ses éventuels débordements, d’enrichir le recueil de données, de saisir un fil rouge qui servira de repère, de l’explorer avec la personne, de ponctuer la journée, de faire exister une temporalité psychique qui vaudra pour l’ensemble des séquences. Ces entretiens courts valent par la trace qu’ils laissent (leur impact) et la mobilisation qu’ils suscitent. Lorsqu’à distance de l’interaction, le soignant rédige ses notes, il différencie le réel des besoins, l’imaginaire qu’ils convoquent, le contenu émotionnel et conceptuel de l’échange, la qualité de la relation qui l’autorise, la mobilisation psychique induite chez le patient hors des moments de co-présence et ses effets sur ce qui le préoccupe. Ces entretiens fréquents et de courte durée offrent un réel espace thérapeutique chaque fois que le temps du soin est contraint.
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Remise des Prix des Equipes Soignantes en Psychiatrie 2024
Avec le soutien de la Fondation de France
symposium – A la recherche du sommeil perdu…
Isabelle Poirot, Psychiatre, Unité de sommeil, psychiatrie adulte du CHU de Lille
Elise Kempiak, Infirmière, CMP secteur 59G08, CHU de Lille
Symposium partenaire avec le soutien de Idorsia
Privilégier l’intensité du lien
Les soignants doivent accepter de ne pas, toujours, tout maitriser ni tout faire. C’est dans des espaces laissés vacants que les patients et leurs proches peuvent aussi s’installer et s’approprier leurs soins. Pour tenter d’ajuster ces rythmes et ces attentes, en apparence inconciliables, des équipes de soin choisissent de privilégier l’intensité du lien avec le patient et de différencier l’important de l’essentiel… Certains dispositifs peuvent soutenir cet engagement, s’adapter au rythme de chaque patient et garantir la continuité des soins. Peut-on ainsi « protéger » un patient de la réitération suicidaire en prenant le temps de coconstruire avec lui un outil « sur mesure » ? Peut-on diminuer la coercition grâce à la mise place d’une équipe dédiée au soutien clinique des collègues en difficulté ? Réactivité, rapidité, mobilité, comment les équipes mobiles déploient-elles un « travail de disponibilité » dans l’intervention précoce ?
– Equipes mobiles : hâtez-vous lentement…, Samuel BOULOUDNINE, Psychiatre et psychothérapeute systémique, Jérôme ALBERTINI, Infirmier et formateur
La mobilité constitue actuellement le sésame pour tout nouveau projet de soins en santé mentale, suscitant souvent enthousiasme, soutiens et parfois -miracle- financements. Dans ce contexte les équipes mobiles sont-elles une véritable innovation en santé mentale ou seulement une réponse conjoncturelle à des besoins pressants ? Dans quels délais répondre à la demande de soins ? De la réponse immédiate à la visite planifiée, du service ouvert 24h sur 24 ou seulement les jours ouvrables, et de la crise à l’urgence, comment définir la temporalité la plus adaptée ? Vincenzo Di Nicola, professeur en psychiatrie propose dans son manifeste « Slow Thought » (la pensée lente) que la réponse à un environnement qui change constamment n’est pas nécessairement la vitesse. Peut-être, en effet, serait-il contre-productif de vouloir s’adapter à un rythme de plus en plus rapide en travaillant de plus en plus vite. Des vignettes cliniques viendront illustrer pourquoi et comment les équipes mobiles doivent se hâter lentement…
– « On n’a pas le temps de le calmer ! » : une équipe de prévention de l’isolement et de la contention, François PYTLAK, Infirmier coordinateur et Bertrand DEVAUD, Aide-soignant, CH Camille Claudel
L’équipe de prévention de l’isolement et de la contention (EPIC) se déploie au niveau institutionnel pour soutenir les soignants lors de situations de tension liées à l’hospitalisation sous contrainte, la vie en collectivité, le cadre de soin… Outre des missions de formation et de recherche, elle intervient donc en renfort, si possible dès les prémices de la crise, directement dans les services de soins lorsque les soignants « n’ont pas le temps de calmer un patient agité »… La désescalade d’une crise demande en effet du temps, or c’est justement ce temps qui fait défaut. Par sa position de tiers EPIC suggère une réflexion collective, améliore la coordination des actions et veille aux respects des droits des patients. Ses forces : adaptation et disponibilité.
– « Brief is more », les interventions brèves de santé en prévention du suicide, Benoit CHALANCON, Infirmier, MSc, doctorant, Centre de prévention du suicide, Pôle urgence, CH Le Vinatier
La prévention du suicide connait ces dernières années des évolutions notables qui participent à construire de nouveaux modèles théoriques de compréhension de l’idée au comportement suicidaire (R. C. O’Connor, 2018). Le concept clés de la transition suicidaire réinterroge les modalités d’actions pour prévenir les comportements suicidaires. Dans ce contexte les interventions brèves de santé (A. Milner, 2016), fort de preuve d’efficacité et d’une implémentation favorable s’imposent comme un outil de premier plan. Prenant appui sur l’approche compréhensive (D. A. Jobes, 2012) et le soutien social (A. Arango, 2016) découvrons ensemble les fondements et l’application pratique des interventions brèves de santé en prévention du suicide.
(Re)prendre le temps du soin
« On n’a pas le temps ! », c’est toujours : « Je n’ai pas de temps pour… vous » ! Pour que la parole du patient soit entendue, qu’elle trouve sa place et fasse « événement » sur le plan clinique, il faut permettre à la personne qui souffre de se raconter et d’élaborer son histoire. Des organisations choisissent ainsi de s’appuyer sur les nouveaux « métiers du soin » (pratique avancée, coopération…) pour accroitre l’hospitalité et permettre aux soignants de « passer du temps avec les patients ». D’autres parient sur le déploiement de l’Intelligence artificielle en santé (aide à la décision, automatisation de tâches administratives, guidage des patients à travers les procédures administratives…) pour permettre aux soignants de réinvestir la rencontre… Autant d’espaces de « respiration » qui peuvent redonner au professionnel le plaisir de soigner et de tisser de l’exceptionnel…
– « Coopération », « pratique avancée », le temps de la délégation (l’exemple des urgences du Vinatier), Brian LEVOIVENEL, Cadre supérieur de santé au Pôle Est, Responsable du déploiement des protocoles de coopération et de l’Evidence Based Nursing et Tamara VERNET, Infirmière en pratique avancée en suicidologie, Pôle urgence, CH le Vinatier.
Pour (re)prendre du temps avec les patients, il faut aussi réorganiser les soins, notamment en intégrant les nouveaux professionnels de santé infirmiers. Dans ce contexte, les responsables des urgences psychiatriques du Vinatier, confrontés à la pression de l’activité, aux difficultés d’accès aux soins, de recrutement et de fidélisation des agents, ont choisi de déployer une consultation infirmière autonome via un protocole de coopération afin de mieux répondre à la demande. L’étude d’un cas clinique permettra d’en mesurer les bénéfices. En parallèle, une vingtaine d’infirmièr.e.s du Vinatier ont décidé de se donner le temps de s’engager dans une formation d’infirmièr.e.s en pratique avancée (IPA). Dernièrement, une infirmière en pratique avancée (IPA) a également rejoint le pôle des urgences sur un poste dédié à la suicidologie. La clinique infirmière peut ainsi se déployer en fonction des attributions et des compétences de chacun. Présentation d’une stratégie institutionnelle audacieuse basée sur la collaboration.
– L’intelligence artificielle pour réinvestir la rencontre ? Stéphane MOUCHABAC, Psychiatre, hôpital Saint-Antoine Paris (Département médico-universitaire neurosciences, AP-HP 6.0), Chercheur à l’ICRIN Psy innovation de l’Institut du cerveau et de la moelle à Paris, Codirecteur de la section E-santé de l’Association française de psychiatrie biologique et de neuropsychopharmacologie (AFPBN)
Les grandes révolutions technologiques, comme la machine à vapeur et l’électricité, ont transformé notre rapport au temps et à la productivité. En médecine, il s’agit plutôt de potentialiser les soins. L’intelligence artificielle (IA) en santé mentale suit cette logique, non pour remplacer, mais pour « augmenter » les capacités des soignants. En automatisant les tâches répétitives et fastidieuses (gestion des dossiers, administration, analyses de données ou recueil automatisé de symptômes cliniques) l’IA peut libérer du temps pour permettre aux soignants de se concentrer sur l’écoute et la relation thérapeutique, tout en bénéficiant d’aides à la décision clinique basées sur des données vastes et précises.
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