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1/04
2020

Je ne suis pas un (bon petit) soldat…

Comment se passe le quotidien en psychiatrie durant l’épidémie de Covid-19 ? Le vocabulaire martial du moment interroge Anna, infirmière en CMP, qui rappelle que les patients n’attendent pas des soignants qu’ils portent uniformes et armes mais paroles et actes de soins.  

Encore une semaine qui débute et avec elle son lot d’éléments anxiogènes. Même en boycottant la radio le matin, difficile d’échapper à cette « guerre » omniprésente. Ce matin, la route vers le CMP semble (enfin) plus déserte. Elle me ramène à la réalité de la situation qu’un week-end de confinement apaisant, au jardin et en famille, était presque parvenu à faire oublier. J’en viendrais quasiment à regretter de si bien entendre chanter le bicylindre de ma vieille trapanelle à deux roues.

De guerre, il est question partout dans la presse et à l’hôpital avec le vocabulaire usité désormais courant. Dernièrement, nous en étions arrivés, au café du matin, à nous envisager comme des « résistants ». Depuis notre petite structure sectorielle, véritable récif du soin en psychiatrie dans une mer d’incertitudes, nous écopons l’impact de la grande marée infectieuse comme nous pouvons. En toute humilité et avec tout le respect dû à nos ainés qui connurent d’autres guerres et d’autres actes de résistance. Nous tentons de maintenir l’activité de soins. Heureusement les patients sont là qui nous surprennent par leurs capacités d’adaptation et nous aident à tenir dans ce quotidien.

Des actes qui prêteraient presque à sourire

Certains le traduisent en actes qui prêteraient presque à sourire, comme Jacques venu régulièrement au CMP ces derniers jours. Bravant les recommandations de confinement et fort de son attestation, où il a coché la nécessité de soins ne pouvant être assurés à distance, sa seule action consiste à venir dire un bref bonjour puis à subtiliser un rouleau de papier toilette à chacune de ses venues. Gageons que ce passage permet de maintenir un lien même modeste et, sans doute, pour Jacques, de s’assurer que le CMP (et ses occupants) sont toujours là. Un passage, une présence…

Mathieu, lui, a appelé de très nombreuses fois le CMP. Il a trouvé un remède contre le coronavirus. « En fait, c’était tout simple, déclare t’il. Chut ! », il ne peut en dire plus « c’est un secret ». Il n’en a pas dormi des nuits durant. Les nombreux appels au CMP et au centre psychothérapique de ce patient bipolaire ne nous en apprendront pas plus. « Il ne faut pas que ça s’ébruite, les Américains sont sur le coup aussi ».  D’accord pour une hospitalisation rendue nécessaire par son état et « afin de se mettre à l’abri » dira-t-il, les derniers mots qu’il m’adresse alors qu’il s’apprête à rejoindre l’hospitalisation sont : « bon, ben,…, bon voyage ». Décompensé depuis quelques temps, son état ne s’est vraisemblablement pas amélioré avec le confinement. Etre hypomane et exalté, c’est presque comme vivre dans un monde trop étroit, alors lorsque celui-ci est confiné…

J’ai Maeva au téléphone. Elle me demande si je pense qu’elle peut postuler comme secrétaire à la médiathèque même si sa tête ne tient plus sur corps. Elle pense, selon ses propres mots, que « ça va aller » mais elle préférait en être certaine.

De son côté, David, tout en distance, est marqué par l’ironie de la situation. Sitôt les échanges d’usage passés, ce jeune étudiant, dont j’assure le suivi depuis quelques années, s’amuse des injonctions paradoxales qu’il observe. « Cela fait des années que vous me suivez avec Amandine (ma collègue de CMP). Au début, j’ai eu du mal avec l’idée du traitement et le fait qu’il fallait aller vers les autres. Participer à des activités (thérapeutiques), ça a longtemps été une souffrance pour moi. Pourtant, j’ai même accepté d’aller à un séjour…que nous ne ferons pas du reste, (le séjour thérapeutique était prévu pour mai, il a été annulé). Maintenant, c’est : demi-tour tout le monde et virage à 180 degrés ! Tout ça me ramène à ma pensée de départ. Il faut rester chez soi, ne pas sortir, ne parler à personne ou de loin et surtout ne toucher personne. C’est délirant au fond». En quelques mots, David souligne tout le paradoxe d’une situation dont il s’amuse. C’est un peu comme si nous étions tous poussés vers le versant négatif de la schizophrénie entre coupure du monde et retrait. « Pour l’instant ça va, je tiens le confinement. J’espère juste ne pas m’y habituer. Ça voudrait dire que je reviens en arrière ». Fort heureusement, le téléphone permet de lutter contre l’isolement et ne limite en rien un humour partagé. David termine notre entretien téléphonique, toujours avec humour, avec des conseils dignes d’un programme d’éducation thérapeutique pour soignant  « Bon, Anna…protégez-vous, n’oubliez pas votre masque, lavez-vous bien les mains et frottez bien derrière les oreilles. Les oreilles c’est important dans votre métier ».

Enfin, parmi les appels du jour, il y a Yannick. « Ce confinement me plait énormément, c’est magnifique. C’est un rêve qui se réalise. J’ai l’impression d’être sur la lune. Moi qui ne supporte pas les autres et le bruit, je revis ». Bien conscient de la teneur de ses propos, il ne s’autorise à dire le fond de sa pensée qu’après avoir revalidé avec moi le caractère ouvert de nos échanges. Verbaliser et ventiler ses affects apaise. Les rêves de Yannick se sont réalisés, il peut enfin déambuler dans une ville déserte et silencieuse.

Juste une infirmière

Dans le contexte de ces journées au CMP, j’avoue avoir du mal à faire mienne les analogies martiales qui fleurissent depuis quelques semaines. Elles ne correspondent pas vraiment à mon travail. Guerre, effort de guerre, mobilisation générale, alliés, ennemi, le front, la première ligne, les soldats, les héros… Les Unes de presse abondent de titres dans ce sens. Citons par exemple : « Sur le front » (l’express), « Soignants au front » (Libération), « Nous sommes en guerre » (La Voix du Nord), « Les réservistes en renfort » (Nice Matin), « Merci, infirmières, aides-soignantes, médecins… nos héroïnes » (Elle).

Certains de ces mots, je n’ai pas envie de les intégrer à mon lexique sans pour autant nier la réalité. Infirmière à l’hôpital public de longue date, j’ai bien conscience de naviguer depuis fort longtemps dans un univers féodalisé fait de chefs et de sous chefs en tout genre qui paraphent les ordres de nos missions. Entre les chefs de pôle, de service, d’unité, les référents d’à peu près tout, les cadres sup (ex surveillants chef) et j’en passe, il n’est pas difficile de se sentir membre d’une armée mexicaine, ce qui tendrait à expliquer les ordres et contre ordres qui nous arrivent parfois dans la même journée. J’ai fréquemment une pensée et un sourire pour Hergé et son fameux général Alcazar de la république du San Theodoros dès lors que l’expression « armée mexicaine » est employée.

Le lien que je fais avec mon vécu de ces journées c’est que je ne suis pas un (bon petit) soldat. Les patients sont là pour me le rappeler et pour me ramener dans le cadre du soin. Pour paraphraser Suzanne Gordon (I’m just a nurse, 2001), journaliste et professeur en école d’infirmière nord-américaine, je suis juste une infirmière. Pas une combattante mais une soignante. Le vocabulaire martial du moment m’interroge. Les patients n’attendent pas de nous que nous portions uniformes et armes mais paroles et actes de soins. Pour ce qui me concerne, je laisse la guerre aux psychopathes. Nous, nous soignons, accompagnons, ou nous occupons de personnes et de tant d’autres choses. N’est-ce pas, au fond, un énième stéréotype qui tendrait à réduire encore un peu plus les infirmières à un dévouement sacerdotal que de les entourer d’une aura guerrière ? « Ni bonne, ni nonne, ni conne », scandait-on lors des mouvements de grève infirmier de la fin des années 80 pour démonter les représentations. Nous sommes des soignants, nous faisons ce que nous pouvons et surtout ce que nous savons faire. L’épidémie de Covid-19 nous pousse à travailler dans un contexte différent, soit, mais nous restons des soignants de proximité, des cliniciennes, des chercheuses et tant d’autres choses.

Le téléphone sonne, c’est Maeva. J’espère que sa tête est restée accrochée. Une fois de plus, je la rassure. Oui, ça va aller Maeva…

Anna Mondello, infirmière