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6/04
2020

L’ère du soin « sous les contraintes »

Dans un CMP presque sans malade les soignants construisent une routine imposée par le Covid-19 dans un contexte où les ajustements d’organisation sont parfois légions. L’ère du confinement est aussi celle du soin « sous les contraintes » et la crise révèle des difficultés déjà existantes. Anna, infirmière, s’interroge sur l’après pandémie et ses conséquences sur les soins. 

C’est étrange un CMP vide. Les activités de CATTP sont supprimées jusqu’à nouvel ordre. Dans ma structure, nous assurons les deux missions CMP/CATTP, nous voici donc comme amputé d’une partie de notre activité. Plus de patients, j’en ai parfois rêvé, mais dans mes songes la maladie n’existait plus. J’étais une chômeuse heureuse. Un rêve vous dis-je. Dans ce CMP de l’après 17 mars 2020, la vie n’est plus la même à plus d’un titre.

La logique pragmatique nous contraint à cesser les réunions de groupe pour limiter logiquement le risque de propagation virale. En dehors de ce qu’il reste d’activité, nous voici aussi confinés. Les navigateurs solitaires, spationautes et autres confinés volontaires nous le disent. Ce qui les aide, c’est de savoir qu’il y a une fin à leur confinement. Loin de l’incertitude qui nous gagne. Un début et une fin programmée ça fait toute la différence, y compris pour faire face aux imprévus qui émaillent leurs aventures. Un démâtage par tempête ou une fuite d’oxygène dans l’espace. Ces professionnels de l’isolement insistent, de plus, sur l’importance d’instaurer une certaine routine. A nous de l’inventer autant que possible dans un contexte où les ajustements d’organisation sont parfois légions.

Ça me manque de serrer la main des patients

Nous n’assurons presque plus de consultations en face à face, la majorité des soins sont réalisés via le téléphone. Ça a son avantage. Fabrice me disait hier qu’il était ravi que son psychiatre l’appelle. « Ça change quelque chose quand même. Maintenant c’est le docteur qui fait le chemin vers moi. Il me téléphone, je le reçois ». Hormis les nécessaires injections, les préparations de piluliers, bien entendu et quelques visites à domicile (VAD) incontournables, tout est inédit dans notre nouvelle pratique. Il nous faut donc construire une routine, dans un CMP sans malade ou presque dont la musique n’est plus la même. Entre deux fous rires cathartiques au sein de l’équipe, c’est un quasi silence qui prédomine.

Qu’ils me manquent les soins de CATTP et les patients qui convergent vers la structure en ordre dispersé ! Je prie pour le retour des débats passionnés qui ponctuent le choix collégial d’un film et le débat d’après visionnage à l’activité vidéo du lundi. « Non Fréderic, les films d’horreur et autres films d’un cinéma que l’on qualifierait…d’alternatif ou de genre dont vous collectionnez les DVD ne sont pas adaptés ». Je rêve de la sortie vélo du jeudi par un beau ciel bleu comme celui qui point derrière la fenêtre du bureau où j’ai aujourd’hui mes quartiers. J’en viendrais presque à regretter de ne pas entendre Aurélie me dire pour la trentième fois au cours de cette activité : « Tu ne trouves pas que j’ai une tête d’hôtesse de l’air ? ».

Laurent, un des plus anciens patients suivis en extra hospitalier fait très justement le parallèle de notre situation avec les émissions de téléréalité. Ironique mise en abyme en quelques sortes, que de se dire qu’il y a vingt ans nous luttions contre l’envie indécente de scruter des enfermés volontaires dans un loft télévisuel accessible H24 (1). Aujourd’hui c’est nous qui sommes cloitrés et luttons pour ne pas nous gélifier devant nos tablettes, occupés à tenter d’apercevoir un ailleurs au-delà des murs de nos logements.

Ils sont finis les beaux gestes du soin, l’intra musculaire comme si de rien, aussi imperceptible que possible par le patient avec lequel nous discutions avec une légèreté apparente. Terminés la poignée de main, les échanges autour d’un café, les pauses chocolat (ou cigarettes) prétextes à entretien. Ça me manque de serrer la main des patients et je regrette de devoir shunter ce temps de civilité qui précède le temps thérapeutique. Tant pis pour les tactiles. Il nous faut donc maintenant développer de nouvelles stratégies du rapport à l’autre.

Compulsion et répétitions

Perdue la nonchalance d’oublier négligemment son sac de travail ou sa clé sur un bureau du CMP au hasard d’un retour de visite. Il faut dorénavant être sur le qui-vive à chaque instant. Le Covid-19 est potentiellement partout, dans l’air comme sur les surfaces et autrui potentiellement infecté. Nous devenons des champions de l’éclairage avec le coude qui presse les interrupteurs. Le point de saignée est réservé aux éternuements. Fermer une porte avec le pied ? Pas de problème. Je me demande si les cirques engagent des infirmières. Il n’est pas exclus que nous finissions par renommer le CMP. La Team Opérationnelle Covid de psychiatrie ou « TOC-psy » tient la corde dans mes pronostics. Les lavages de mains ne se comptent plus, quant aux désinfections…que dire ? L’opération résilience sera précédée par l’opération détergence. Comme on dit en Belgique : « ça carwash !». La peur de la contamination physique par le contact a supplanté la peur de la contamination mentale déjà décrite en 1949 par Winnicott sous l’appellation de « contamination du soignant ».

Pour soulager notre tension anxieuse, nous nettoyons tout. Ça me rappelle Didier qui, lorsqu’il fait la vaisselle utilise l’éponge pour laver les assiettes, termine en brossant vigoureusement ses avant-bras puis…ses chaussures. Aucun bureau du CMP n’échappe à cette frénésie. Soulager notre tension nerveuse est à ce prix. Une directive du pôle de psychiatrie nous enjoint de désinfecter les bureaux de consultation à nos arrivées et départs. La pensée qui s’impose à nous c’est l’infection possible. Comme pour toute névrose obsessionnelle en devenir (et qui se respecte) compulsion et répétitions s’en donnent à cœur joie. Comme Elie Kakou et son sketch mémorable  intitulé la “Lessive Plouf”, notre mantra est : « you wach it, you wach it, you wach it”,…, “you rince, …you rince”,…, “you smell”,…,“it smell like a flower” (3). Encore et encore et si l’on a le sentiment de ne pas avoir bien aseptisé, on répète l’action. On ne sait jamais. J’ai lu tout récemment qu’une marque de produits de luxe produisait du gel hydro alcoolique pour participer à l’effort national.  Bientôt les it-girls du monde entier orneront les pages publicité des magazines féminins avec ces gels du dernier chic…

2020, année ironique qui fête le 200eme anniversaire de la naissance de Florence Nightingale,  icône hygiéniste et militante du soin, elle fit le constat en Crimée en 1853 du manque de personnel et de médicaments comme cause majeure des décès  (4). Toute ressemblance avec des faits récents seraient…enfin, à vous de composer la suite.

La crise du Covid-19 révèle des difficultés qui existaient auparavant

L’ère du confinement est aussi celle du soin sous les contraintes. A la contrainte dont le sens nous parait évident en psychiatrie, de nouvelles formes apparaissent comme celles évoquées précédemment. Contraindre, c’est enchaîner, contenir, réprimer nous dit l’étymologie. Si la loi de juillet 2011 (5) nous a fait passer des décisions de justice pour l’hospitalisation aux décisions de justice pour le soin, par la force des choses et les check points, les forces de l’ordre contrôlent maintenant nos soins. Loin de moi de crier à l’Etat totalitaire mais permettez-moi ce constat. Les patients doivent dorénavant passer la validation de la maréchaussée pour accéder aux lieux de soins. Certains d’entre eux, habités par autre chose que la réglementation en cours pour les déplacements, ont reçu des amendes. Fort heureusement, notre établissement a convenu avec la police que des patients pourraient rencontrer des difficultés à se conformer à ces règles. Nous devons donc faire remonter à notre direction toute amende infligée à un patient rendu irresponsable par la maladie. Un bon point. Pour ma part, en tant qu’infirmière mon « programme de soins » est élargit : un précieux sésame hospitalier rigoureusement estampillé par l’hôpital me permet de me rendre au CMP mais aussi d’assurer des visites. J’y lis que pendant la période de confinement, j’appartiens au personnel mobilisable H24 du lundi au dimanche. Mobilisable, encore un terme militaire.

Cette crise du Covid-19 révèle des difficultés qui existaient auparavant. Nous manquons de téléphones pour contacter nos patients, et lorsque nous sommes trop nombreux à les utiliser nous perdons la ligne. Agacés nous perdons aussi un peu de notre raison. Fréquemment, nos portables personnels sont donc mis à contribution en appel masqué. Enregistrer nos actes n’est pas aisé non plus. Avec deux ordinateurs pour les infirmiers il faut jongler, utiliser les postes médicaux disponibles. Sachant qu’il faut préventivement désinfecter le PC, cela consomme du temps…

Au chapitre des représentations, un message de la direction nous fait comprendre qu’il n’y a pas qu’en réanimation que l’on manque de filtres… Il nous a été conseillé au début de l’épidémie de favoriser les entretiens vidéos avec les patients via des applications comme Face Time, Skype ou autre What’s app. Mais…comment dire ? Entre PC sans caméra qui semblent avoir été mis à jour avec des programmes récupérés dans l’ancien bloc de l’Est et téléphones dignes d’un épisode de Derrick, comment procéder ? Les plus optimistes penseront qu’il s’agit là d’un trait d’humour des spin doctor (conseillers en communication et marketing politique) afin de maintenir au plus haut notre moral. Merci, ça fait du bien de rire un peu.

Un peu d’anticipation…

Et après ? On évoque de plus en plus une possible fin du confinement. Quel impact nos nouvelles organisations vont-elles avoir sur nos pratiques quand l’épisode viral sera derrière nous ? Un peu d’anticipation… Quelles décisions seront prises après l’expérimentation grandeur nature de « CMP Hot Line » dont les CATTP n’existent plus ? Quel sort sera réservé aux séjours thérapeutiques qui disparaissent peu à peu ? Le « tout numérique » deviendra t’il la norme ? Car après tout, les VAD ça coûte cher et ça mobilise du monde,  entend on parfois de la bouche des comptables.

Loin d’une simplicité naïve et du « c’était mieux avant », la situation pandémique contraint à s’interroger sur la stratégie choisie par l’hôpital ces vingt dernières années. Mon hôpital parmi tant d’autres, n’a de cesse de faire l’éloge du lean management  (6) devenu ainsi le modèle à suivre. Les managers partent fièrement en stage dans les usines automobiles environnantes. Lorsque cette méthode est évoquée au cours  des réunions, je revois Charlot dans le film « Les temps modernes » qui dénonce une forme d’aliénation du travail. Entre Lean management qui prône la gestion au plus juste et sans stock (un de ses nombreux principes est de ne produire que ce qui est demandé) et autres stratégies d’entreprise ne sera-t-il pas temps, à la fin de l’épidémie, de faire un pas de côté sanitaire et salutaire? L’hôpital est devenu étranger à lui-même, l’idée de folie n’est pas loin.  En psychiatrie, va-t-on enfin convoquer l’esprit de Daumezon, d’Oury et de tant d’autres pour un retour, sinon un pas vers la psychothérapie institutionnelle.

Le téléphone sonne dans le bureau. C’est Inès, une patiente de ma file active. Marquée par les nombreux reportages sur les personnels de l’hôpital, elle me téléphone juste pour prendre des nouvelles de ma santé. Délicate attention. C’est la troisième personne cette semaine.

Inès : « Je ne vous dérange pas Anna ? »

Moi : «  Non, rassurez-vous. J’étais juste perdue dans mes pensées… »

Anna Mondello

  1. Loft Story était une émission de téléréalité diffusée à partir du 8 janvier 2001 sur TF1 où les candidats étaient « enfermés » dans un loft pendant leur aventure filmée 24 heures sur 24
  2. Donald Woods Winicott, « Hate in the countertranference », The International Journal of Psycho-analysis, vol.30, part.2
  3. Elie Kakou est un comique et acteur français, né le 12 janvier 1960 à Nabeul (Tunisie) et mort le 10 juin 1999 à Paris. Il est connu pour ses personnages marquants de ses sketchs comme Madame Sarfati ou Le Prof d’Anglais
  4. Gilbert Sinoué, La dame à la lampe, une vie de Florence Nightingale, Gallimard, 2009
  5. Loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge
  6. Le lean est une méthode de management qui vise l’amélioration des performances de l’entreprise par le développement de tous les employés. La méthode permet de rechercher les conditions idéales de fonctionnement en faisant travailler ensemble personnel, équipements et sites de manière à ajouter de la valeur avec le moins de gaspillage possible. Le double objectif du Lean management est la satisfaction complète des clients de l’entreprise (ce qui se traduit en chiffre d’affaires) et le succès de chacun des employés (ce qui se traduit en motivation et engagement).