Ma fatigue « covidienne »
Anna, infirmière, est épuisé par ses journées de travail au CMP, marquées par les contraintes liées au confinement. Mais il s’agit d’une « bonne fatigue », celle liée au devoir accompli, « le prix d’une journée d’efforts et de luttes. Non pas le prix qu’on paie, mais celui qu’on reçoit ». Une fatigue toute « covidienne »…
Je suis crevée… Non d’avoir pris un vilain clou dans le pneu de mon bolide, mais parce que depuis quatre semaines, je rentre du CMP éreintée. J’ai presque honte de le dire quand je pense aux collègues qui travaillent en réanimation et assurent les soins de patients touchés par le Covid-19, engoncés dans des tenues de cosmonautes. Dans ma pratique actuelle, pas de mise en décubitus ventral de patient intubés-ventilés en surpoids, fragiles et en grande détresse respiratoire. Il n’empêche, je suis vidée.
Le Lancet Journal a publié le 26 février 2020 une étude sur les effets psychologiques du confinement (1). Il en ressort que l’impact psychologique est vaste et que la privation de liberté qui en découle n’est pas anodine. L’information éclairée et la possibilité de se projeter vers une fin de confinement apparaissent comme une aide. Reste que le Président de la République a annoncé ce lundi une fin de confinement pour le 11 mai seulement si les conditions sont favorables (on croise les doigts…). Par ailleurs, l’étude du Lancet évoque aussi un impact sur le système de soins. Rien de spécifique toutefois concernant les personnes touchées par la maladie mentale. Côté soignants, travailler dans des CMP remaniés « façon Covid » mobilise pourtant une énergie importante nécessaire à la permanence des soins.
La bonne et la mauvaise fatigue
Eric Fiat dans son ode à la fatigue nous expliquait, bien avant le confinement, qu’une fatigue lancinante gangrénait le monde hospitalier (2). Pas de l’ordre de la « pleurnicherie hospitalière permanente » comme l’a évoqué récemment un journaliste maladroit. Le philosophe distingue la bonne et la mauvaise fatigue. D’un côté, la mauvaise fatigue touche le travailleur las qui a perdu le sens de son métier et risque le burn out. De l’autre, la bonne fatigue caractérise celui qui a le sens du devoir accompli, le sportif harassé mais vainqueur ou encore les amants ivres de fatigue après une nuit d’amour.
Que penser donc de ma fatigue « covidienne » ? Depuis le début officiel de l’épidémie, nous vivons dans une sorte de tourbillon permanent à l’hôpital ou en dehors. Malgré une date de déconfinement annoncée au 11 mai, les temps restent incertains. Entre pressions et dépressions, les informations parviennent de toutes parts, nous malmenant comme les vents violents de la mousson. Nous évoluons dans une moiteur d’incertitudes. Dans ce contexte, contenir celui qui transpire d’angoisse est épuisant et effectuer une visite à domicile (VAD) relève parfois d’une aventure à s’en mouiller la chemise.
Settimo est seul
Hier, je suis allée chez Settimo. La soixantaine approchant, j’assure son suivi avec sa psychiatre depuis maintenant cinq ans. Mes visites ont lieu toutes les trois semaines environ, Settimo ne venant au CMP que pour les consultations médicales. Il se décrit comme un vétéran plein d’expérience : « je suis un ancien toxicomane, un ancien détenu, un ancien malade psychiatrique et presque un ancien fumeur maintenant ». Ce patient, qui vit au deuxième étage d’une tour d’immeuble, a connu une vie faite de hauts et de bas. Ancien polytoxicomane sous traitement substitutif, il a longtemps vécu du « business », ce qui lui a valu quelques séjours carcéraux. Suivi exclusivement en addictologie pendant de nombreuses années, Settimo a été diagnostiqué schizophrène et stabilisé sur le tard. Toujours un peu méfiant, il n’accepte des incursions à son domicile que depuis quelques années. Mes premières visites à son domicile ont été difficiles malgré son accueil toujours chaleureux. Settimo, très gros fumeur, fumait en effet il y a encore peu, une cinquantaine de cigarettes par jour. Cinquante-quatre très exactement ! Récemment, sa consommation a diminué de moitié. Si en été il prend soin d’aérer l’appartement, l’hiver un nuage de fumée emplie l’air et rend les entrevues difficiles. Au fil du temps, j’ai pris l’habitude de programmer mes visites en fin de poste. Le lavage et le shampooinage des traces olfactives laissées par le tabac étaient des incontournables de l’après visite chez Settimo.
Privé de la liberté de ressentir
Comme pour la plupart des patients de ma file active, depuis le début du confinement, j’ai pris l’habitude de contacter Settimo par téléphone. Nous avons longuement échangé lors du dernier entretien infirmier au cours duquel il m’a expliqué en quoi le confinement lui pèse. Son problème c’est son rapport à l’autre et à lui-même. Settimo, plus seul que jamais, est comme privé de la liberté de ressentir. Le Covid a emporté avec lui le grouillement urbain. Je reçois son émoi, son angoisse qu’il décrit comme un sentiment nouveau de solitude alors qu’il vit seul et reçoit seulement la visite hebdomadaire de son jeune frère, lequel a troqué ses visites contre des appels téléphoniques. Un hypermarché se trouve à quelques centaines de mètres de l’immeuble de Settimo. Deux fois par semaine, il y fait son loto, va prendre un café dans la galerie marchande puis fait ses courses. C’est son rituel. Pour l’y avoir déjà croisé au moment de son café, il donne parfois l’impression de se nourrir et de s’apaiser de l’effervescence qui l’entoure. Mais depuis le début des mesures de confinement, les boutiques de la galerie sont fermées, seul l’accès au magasin alimentaire est possible mais réglementé. En outre, Settimo n’a plus d’attestations de déplacement et n’ose pas sortir sans. De son passé tumultueux il a gardé une peur viscérale des forces de l’ordre. Après l’entretien téléphonique nous avons donc convenu qu’à la faveur d’une VAD près de chez lui, je lui dépose dans sa boite aux lettres des attestations de déplacement imprimées.
Arrivée au pied de son immeuble, je trouve Settimo accoudé à la fenêtre ouverte de son appartement situé deux étages plus haut. Passés les civilités, j’observe que Settimo se montre plus jovial qu’au téléphone. Derrière d’apparents échanges anodins, où nous parlons de tout et de rien, Settimo semble ravi de converser avec une personne en chair et en os, même à distance. Il me questionne sur l’activité du CMP. Dans ce contexte, je prends bien soin de ne pas évoquer sa prise en charge, le CMP ou son traitement, secret professionnel oblige. Cependant, il ne manque pas d’interpeller des jeunes adultes qui discutent au pied de l’immeuble sans s’émouvoir de possibles distances barrières. « Hé ! Vous avez vu, c’est madame Mondello, c’est mon infirmière qui s’occupe de moi, elle est venue m’apporter mes papiers de sortie. Il faut applaudir les gens de l’hôpital chaque soir les jeunes ! C’est important ce qu’ils font ! ». Pour le secret professionnel, on a fait plus discret…
L’air perplexe des personnes interpellées par Settimo et leur regard éberlué m’indique qu’ils n’ont pas totalement saisi les propos de mon patient. S’ensuit un échange animé mais serein sur la difficulté des personnes confinées en appartements qu’ils soient jeunes ou vieux. Au pied de la tour chacun donne son point de vue. La perturbation des relations est au cœur du débat provoqué par un Settimo ravi de son rôle de modérateur improvisé. Difficile de ne pas être amusée par une telle scène. En souriant à Settimo à sa fenêtre, une réplique des « Inconnus » me traverse l’esprit : « Oh Manu tu sors, ben pourquoi faire? Ben, c’est ton destin ! » (3). Je me ravise toutefois. D’une part, ça ne ferait que rajouter à la confusion de la situation et d’autre part, je ne suis pas certaine de disposer de l’énergie nécessaire pour décrire les « Inconnus » à de jeunes adultes qui ne doivent sans doute pas les connaitre. Je vieillis et mes références avec moi. Je tenterais une réplique de ces comiques avec des policiers la prochaine fois que j’en croiserai lors d’un contrôle d’attestation de déplacement (4)…
Un trouble du ressenti
Cette VAD me permet de saisir les effets du confinement sur certains de nos patients. Dans le cas de Settimo, l’absence d’excitation, de brouhaha extérieur, sans doute protecteur et enveloppant, semble le déstabliser en plus du changement de sa routine. Il ressent un véritable « trouble du rythme non cardiaque », un trouble du ressenti. Bien sûr l’alliance thérapeutique marche à plein via le téléphone mais ce qui fait défaut relève d’une sorte de « sollicitude physique ». Je repars avec le sentiment d’une prise en charge accomplie même si la moiteur de cette fin de journée d’avril particulièrement ensoleillée m’empêche d’analyser finement ce qui vient de se jouer. Un entretien clinique téléphonique élaboré puis, un échange de civilités très à distance mais néanmoins physique, complétés par un débat urbain. L’ensemble semble aujourd’hui former un tout. Je laisse Settimo souriant qui verbalisera à mon départ les bienfaits de cette visite, tout fier de l’effervescence qu’il a lui-même provoquée.
Fatigue et sollicitude
Robert Lamoureux (5), le fameux colonel Blanchet des films de la 7ème compagnie, actuellement rediffusés, (« allo Eglantine, ici Mirabelle ») a écrit en 1953 un poème intitulé « Eloge de la fatigue » (lire ci-dessous). Une référence, certes datée, mais tellement d’actualité. Cet écrit redécouvert il y a peu aurait pu s’appeler « Eloge de la bonne fatigue ». En quittant le CMP, je ne peut m’empêcher de penser à ce poème (voir ci-dessous) qui s’adresse à ceux qui payent le « prix toujours juste » de journées bien remplies.
A la faveur de cette journée de travail, chez moi, rassérénée par le sentiment d’avoir pu être utile, je décide d’écouter un peu de musique relaxante. Le vinyle que je pose sur la platine est « Vice et versa », du mythique et éphémère groupe « Tranxen 200 » (6). Il me semble tout indiqué. Cette chanson est vraiment trop glucose…
Anna Mondello, infirmière en CMP
- Brooks, Webster et al., The psychological impact of quarantine and how to reduce it : rapid review of the evidence, The Lancet, vol. 395, pp912-920, mars 2020.
- Eric Fiat, Ode à la fatigue, Editions de l’observatoire, 2018, Paris.
- Trio comique formé par Pascal Légitimus, Bernard Campan et Didier Bourdon – Sketch « C’est ton destin » :https://www.youtube.com/watch?v=1V0IE87waHU )
- Sketch, le commissariat https://www.youtube.com/watch?v=mo2O1desNHA )
- Robert Lamoureux, comédien, humoriste, metteur en scène, homme de théâtre, poète
- Tranxen 200 est un groupe fictif et parodique des « Inconnus ». Disons que » Tranxen 200 » est à la musique ce que la « Delirium tremens » est à la bière. La phrase « c’est glucose », est un gimmick qui revient régulièrement dans le sketch. L’expression signifie « c’est complexe » en quelques sortes, et est raccord avec les paroles de là chansons qui ont un sens…très brumeux. Ou pas de sens du tout… https://www.youtube.com/watch?v=vTr9YDk_fcw et https://www.youtube.com/results?search_query=les+inconnus+vice+et+versa
« Eloge de la fatigue » de Robert Lamoureux https://www.youtube.com/watch?v=xLnWfX_z1A4
Vous me dites, Monsieur, que j’ai mauvaise mine,
Qu’avec cette vie que je mène, je me ruine,
Que l’on ne gagne rien à trop se prodiguer,
Vous me dites enfin que je suis fatigué.
Oui je suis fatigué, Monsieur, mais je m’en flatte.
J’ai tout de fatigué, la voix, le cœur, la rate,
Je m’endors épuisé, je me réveille las,
Mais grâce à Dieu, Monsieur, je ne m’en soucie pas.
Et quand je m’en soucie, je me ridiculise.
La fatigue souvent n’est qu’une vantardise.
On n’est jamais aussi fatigué qu’on le croit !
Et quand cela serait, n’en a-t-on pas le droit ?
Je ne vous parle pas des tristes lassitudes,
Qu’on a lorsque le corps harassé d’habitude,
N’a plus pour se mouvoir que de pâles raisons…
Lorsqu’on a fait de soi son unique horizon…
Lorsqu’on n’a rien à perdre, à vaincre, ou à défendre…
Cette fatigue-là est mauvaise à entendre ;
Elle fait le front lourd, l’œil morne, le dos rond.
Et vous donne l’aspect d’un vivant moribond…
Mais se sentir plier sous le poids formidable
Des vies dont un beau jour on s’est fait responsable,
Savoir qu’on a des joies ou des pleurs dans ses mains,
Savoir qu’on est l’outil, qu’on est le lendemain,
Savoir qu’on est le chef, savoir qu’on est la source,
Aider une existence à continuer sa course,
Et pour cela se battre à s’en user le cœur…
Cette fatigue-là, Monsieur, c’est du bonheur.
Et sûr qu’à chaque pas, à chaque assaut qu’on livre,
On va aider un être à vivre ou à survivre ;
Et sûr qu’on est le port et la route et le gué,
Où prendrait-on le droit d’être trop fatigué ?
Ceux qui font de leur vie une belle aventure,
Marquent chaque victoire, en creux, sur leur figure,
Et quand le malheur vient y mettre un creux de plus,
Parmi tant d’autres creux il passe inaperçu.
La fatigue, Monsieur, c’est un prix toujours juste,
C’est le prix d’une journée d’efforts et de luttes.
C’est le prix d’un labour, d’un mur ou d’un exploit,
Non pas le prix qu’on paie, mais celui qu’on reçoit.
C’est le prix d’un travail, d’une journée remplie,
Et c’est la preuve, aussi, qu’on vit avec la vie.
Quand je rentre la nuit et que ma maison dort,
J’écoute mes sommeils, et là, je me sens fort ;
Je me sens tout gonflé de mon humble souffrance,
Et ma fatigue alors, c’est une récompense.
Et vous me conseillez d’aller me reposer !
Mais si j’acceptais là, ce que vous proposez,
Si je m’abandonnais à votre douce intrigue…
Mais je mourrais, Monsieur, tristement… de fatigue.