« Votre place, c’est auprès des patients, ps dans un bocal ! »
Le déconfinement est là. Anna, infirmière en extra hospitalier « dépanne » une dernière fois en intra avant de retrouver son CMP. Croquis pris sur le vif de cette journée pendant laquelle Anna a le sentiment d’avoir passé beaucoup de temps à faire de la « paperasse »… D’autres chroniques du quotidien d’Anna sont à retrouver sur la site de Santé mentale, rubrique En psychiatrie à l’heure du Covid-19.
Malgré la fin annoncée du confinement, je continue à « dépanner » en intra hospitalier. De nombreux collègues de l’unité d’accueil où j’assure un remplacement ont été volontaires pour travailler en unités Covid. Dix ans après, j’ai donc repris le rythme des postes matin ou soir. Comme l’activité du CATTP est suspendue depuis mars, j’alterne journées au CMP et remplacement en intra. C’est ma dernière semaine de « dépannage ». Après le week-end, je redeviendrai une infirmière de CMP et j’espère aussi de CATTP si son ouverture est permise.
13h30. C’est l’heure des transmissions. Cet après-midi, je travaille du soir. Nous sommes trois en poste, une veille de week-end. A l’époque où j’exerçais encore en intra, c’était le poste le moins apprécié. Terminer la semaine vers 21heures n’est pas ce qu’il y a de plus attrayant et dans l’unité d’entrée où j’évoluais ce poste était considéré comme celui des « grandes manœuvres ». Entre sorties parfois précipitées et entrées avant le week-end, il y avait de quoi faire et souvent, au prix d’une organisation aléatoire. De plus, les changements de thérapeutiques ne faisaient que rajouter à la charge de travail.
14h30. C’est le début d’après-midi, je fais le tour des unités à la recherche de ciseaux stériles pour faire un pansement. Arrivée dans l’unité voisine, j’entends hurler depuis le secteur fermé. C’est une voix que je connais bien, celle de Kad, un patient de mon secteur. Nous avons débuté en psychiatrie la même année. Je le croise souvent au CMP. Faute de place dans l’unité d’accueil, il est entré ce midi en soins sous contrainte après une consultation au CMP. Kad refuse tout traitement et dit ne pas comprendre son hospitalisation. Ses vociférations sont destinées à la psychiatre qu’il juge responsable de son « incarcération ». Toute son énergie est tournée vers elle. Des renforts masculins ont été requis. On se presse devant sa chambre. Face à son refus de prendre son traitement per os, l’éventualité d’une injection est suggérée. Kad commence à tourner en rond, prenant à témoin les soignants de la « persécution » dont il s’estime victime. Le médecin décide de lui laisser un peu de temps pour qu’il s’apaise et surtout pour définir en équipe une stratégie à adopter.
Dans le bureau infirmier, je retrouve l’équipe qui échange autour de la situation. Connaissant bien Kad, je me permets un rappel de son histoire et de son mode de fonctionnement. Je suggère une prise de traitement per os plutôt qu’injectable et surtout un entretien visant l’alliance thérapeutique. Souvent, avec Kad, l’évocation de son parcours de soins et des bénéfices qu’il a parfois tiré de l’hospitalisation fonctionnent comme un levier. Kad connait bien l’institution, il a juste besoin de se sentir entendu y compris dans cette crise. Lorsqu’il s’énerve, il peut être impressionnant mais je ne lui ai jamais connu de passage à l’acte. J’accompagne un collègue, mon visage familier semble presque apaiser Kad. Au terme d’un entretien court, il accepte de reprendre un traitement et surtout de se poser. Il parvient même à me taquiner sur ma tenue « d’infirmière hospitalière ».
Je quitte l’unité avec le sentiment d’avoir été utile. J’ai juste permis un lien, presque rien au fond. Mais si nous avons pu éviter à Kad une injection intra musculaire et gagner du temps sur l’alliance thérapeutique c’est déjà ça. Devant la porte de mon service je m’arrête. Je regarde la porte, puis derrière moi, puis de nouveau la porte… ça y est j’y suis. Je n’ai pas rapporté de ciseaux…
15h30. Je sors de la chambre où je viens de réaliser mon pansement stérile. J’étouffe sous le masque et je suis en nage. De mon temps, on ne faisait pas de tels pansements en psychiatrie. Ça y est. Je parle comme une vieille. Fort heureusement, le protocole établi par mes collègues de l’unité « plaies et pansements » est très détaillé. En repartant vers la salle de soins, je croise un patient qui court dans le couloir mais à reculons. Etrange. J’ai à peine passé la porte que son psychiatre référent me propose de l’accompagner revoir ce même patient. Il s’appelle Gustave. Ce jeune homme est initialement entré pour des troubles de l’humeur avec idées noires dans le contexte d’une rupture thérapeutique. Déjà présent depuis quelques jours dans l’unité, il a rencontré son psychiatre référent ce matin. Il a présenté des propos incohérents, décrits des hallucinations visuelles ainsi que quelques éléments de persécution. J’ai le sentiment de quelque chose d’inauthentique dans tout ça. Le psychiatre m’apprend que Gustave refuse maintenant tout traitement et a décidé de quitter l’établissement pour « aller courir ». Il est en soins sous contrainte.
15h45. Nous avançons dans le long couloir et recroisons Gustave qui vient à notre rencontre. Il s’avance vers moi très près, trop près. Mon espace vital et sanitaire (Covid oblige…) est envahi. J’ai un masque pas lui, un malaise s’installe. Dans le couloir, son comportement parait instable, pas vraiment agressif mais ludique. Il me saisit un bras et mime un geste d’étranglement de son autre main posée sur son propre cou. Je le repousse placidement en lui disant d’arrêter. Tout en démonstration, inaccessible malgré ma piètre tentative de dialogue. Il revient à la charge et me saisit maintenant les deux bras, il n’y a pas vraiment d’agressivité dans ses gestes, juste de la fermeté et ce qui ressemble à de l’euphorie. De nouveau, je me défais de son emprise. Il en profite pour donner un coup de pied au psychiatre qui s’approchait pour m’aider. Maintenant, il semble décider à frapper. Nous le contenons, il se débat. Il semblait attendre cela comme un signal de départ pour véritablement s’agiter.
Des collègues viennent nous soutenir. Très vite, il en arrive des unités voisines. Au milieu du couloir, la cacophonie s’installe malgré une tentative groupée de contrôler cette agitation. Les autres patients observent la mêlée d’un air circonspect. Je fais bien attention à ma position pour contenir sereinement Gustave et ne laisse pas trainer une jambe. En pareille situation on a tôt fait d’immobiliser celle d’un soignant. Ne riez pas, j’ai vu ça très souvent par le passé.
Je ne peux m’empêcher de me dire que Gustave a finalement obtenu ce qu’il voulait. Du mouvement et de l’agir. Il semblait rechercher non pas la confrontation, mais quelque chose de l’ordre du physique. En ne répondant pas à son premier geste, je n’ai peut-être pas répondu à ses attentes. Quand un collègue d’un autre étage arrive et demande ce qui s’est passé, Gustave lui répond. « J’avais envie de m’amuser à la défonce ». Nous le contenons en tentant au maximum de ne pas le blesser. Il se débat et nous enjoins à le frapper « passez-moi à tabac !!! « allez !! ».
Au bout d’un moment, je réalise que le secteur d’isolement où nous devons le conduire est éloigné d’au moins 100 mètres et Gustave se débat beaucoup. Une collègue arrive avec sous le bras un grand sac qui parait contenir une tente. Ce n’est pas le moment pour faire du camping ! Elle extirpe du sac une sorte de matelas pliant plastifié et pourvu de poignées. Ça me rassure, je ne suis visiblement pas la seule étonnée par ce matériel, reçu il y a peu dans l’unité. Nous ceinturons le patient et le contenons avec ce dispositif. Il ne bouge plus et semble ne pas pouvoir se blesser. Nous l’acheminons vers le secteur d’isolement et l’installons dans une chambre. Tout s’est fait en douceur, Gustave parait presque déçu. Le psychiatre prescrit la pose de liens de contention et explique la démarche au patient. Je suis saisi par la complexité de la mise en œuvre de ces liens, sans doute pour limiter le risque de blessures. Bon, à mes débuts nous utilisions des liens en cuir épais avec écrou de sureté. Ce même écrou nécessitait l’usage d’une sorte de clé à molette spéciale pour la fermeture. Le système avait ensuite évolué pour être moins blessant pour le patient. A plusieurs nous parvenons à installer les liens. Heureusement, Gustave n’est pas vraiment violent mais plutôt démonstratif. De retour dans le bureau infirmier, je jette mon masque. Il est trempé. Je reprends mon souffle avant d’en remettre un nouveau. Nous échangeons en équipe autour de ce qui vient de se jouer.
17h00. Gustave est détaché. Il accepte un entretien conjoint médecin-infirmière, mais parait accuser le coup.
18h00. ça commence à devenir un peu plus calme. Entre deux tâches administratives, je circule un peu dans l’unité. Lors de mes études, j’avais fait un stage dans une unité de psychiatrie dont le surveillant chef, comme on les appelait encore, avait des allures de sergent instructeur. Il avait débarqué un après-midi en criant à tous les soignants présents de manière lapidaire : « votre place, c’est auprès des patients, pas retranchés dans ce bocal !». Ça m’avait marqué pour le reste de mon stage et, pour la suite. Avec sa pédagogie toute personnelle, il avait repris avec les stagiaires ses propos pour nous enjoindre de toujours nous questionner du temps passé avec les patients.
19h00. Distribution des repas et des traitements du soir. Un patient délirant a fait ses besoins en plein milieu du couloir. Lorsque nous ramassons son œuvre digestive il s’écrit : « c’est une fille ! » avec un grand sourire. Nous rions avec lui, c’est aussi ça la psychiatrie. Je me rends compte qu’entre les tâches administratives et autres, les temps sans contact avec les patients peuvent devenir importants. C’est peut être lié aussi au fait que je suis novice dans cette toute nouvelle gestion administrative.
19h45. Une entrée. Rien de compliqué, un patient de retour d’un voyage pathologique. En pleine pandémie du Covid-19, il est parvenu à se rendre à Paris par le train, puis à revenir. Il est calme et n’a qu’une seule envie, se coucher. Il a vu un psychiatre aux urgences. Nous lui proposons un plateau repas et nous entretenons avec lui. Puis, nous terminons son entrée administrative. Encore de la paperasse.
20h30. Le service est calme. Le Covid aura au moins permis de me replonger dans l’atmosphère de l’intra. C’est presque parfois apaisant une unité de soins le soir. Ça a toujours été mon moment préféré, lorsque toute l’agitation organisationnelle de l’après-midi laisse place à une forme de quiétude et que l’on peut enfin échanger avec les patients sans être happer par un quelconque parasitage. J’ai trouvé un moyen de caler la lourde porte d’entrée du bureau infirmier. Elle est équipée d’un ferme-porte hydraulique et d’une serrure électronique qui la verrouille automatiquement. Ce bureau hermétiquement fermé et inaccessible me gêne. Personnellement, ça m’empêche d’écouter le service. Une collègue volontaire en unité Covid médicale passe après son poste de travail pour saluer l’équipe. Son retour dans le service est prévu mi-mai. Elle dit compter les jours car elle est très éprouvée par ces dernières semaines. Son compte d’heures supplémentaires affiche +110 heures…
21h00. La relève arrive. Autour d’un café, nous évoquons les derniers mouvements de l’unité. Finalement, je n’ai pas vue la journée passer.
21h30. Je suis dans le parking et sur ma moto. Le temps parait orageux. Je repars avec le sentiment d’avoir à peu près assurée. Lundi prochain signe le premier jour du déconfinement. Je retourne bientôt à temps plein dans mon CMP et à ma propre réalité de la psychiatrie. Un dernier passage de badge pour lever la barrière. Première, gaz…ça y est j’ai quitté l’hôpital.
Bref, j’ai travaillé sur un poste du soir…
Anna Mondello, infirmière en CMP