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29/05
2020

Jusqu’où aider quelqu’un ?

Que signifie aider quelqu’un, et jusqu’où peut-on s’y engager sans compromettre son propre équilibre ? En inscrivant l’aide au plan sociétal, on passe du registre de la morale à celui de la solidarité. Repères éthiques avec Guillaume Von der Weid, professeur de philosophie.

Peut-on aider autrui ? Question aberrante tant la réponse paraît simple. Car si, Dieu merci, nous disposons la plupart du temps des moyens nécessaires pour vivre, il nous arrive de rencontrer des obstacles supérieurs à nos forces, que les autres peuvent nous permettre de surmonter. L’aide se définit ainsi comme une adjonction de forces. Adjonction très nécessaire puisque, selon une enquête de 2008, 8 personnes sur 10 de plus de 60 ans reçoivent une aide financière ou morale de la part d’un proche dans leur quotidien (1). On peut se réjouir de cette solidarité. Mais elle pose le problème des limites : jusqu’où aider quelqu’un ? Beaucoup d’aidants font part de leur épuisement, d’une fatigue reconduisant au final le besoin d’aide. D’où deux autres questions : comment limiter l’aide pour qu’elle ne tombe pas dans le sacrifice de soi ? et quel sens donner à cette aide mesurée ?

Aide et sacrifice

Tout d’abord, jusqu’où aider ? Car nos besoins peuvent être infinis, et par conséquent demander une aide infinie. On peut en détailler quatre grandes dimensions : affective (écoute, réconfort), cognitive (information, explication), matérielle (alimentation, déplacement) et normative (respect des normes, maintient de l’estime de soi) (2). Or dans chacune de ces dimensions, l’aidant peut se sentir obligé de répondre au-delà de ce qui serait nécessaire ou dont il serait capable sans mettre en danger son propre équilibre professionnel, social, psychologique. L’aide risquerait ainsi de devenir un « jeu à somme nulle » où ce qui est gagné par l’un est perdu par l’autre.
La relation d’aide en effet n’a pas de contours nets. D’abord, parce que souvent, elle n’est même pas conscientisée. L’aide apparaît si naturelle qu’elle est rarement vécue comme un effort détachable dont on puisse se féliciter ou se plaindre, et a fortiori nécessitant d’être assisté. De fait, les aidants sont réticents à se faire aider. En effet, « satisfaire les besoins du parent a une fonction positive et l’appel à un tiers est vécu comme l’échec d’une relation importante sur les plans narcissique et objectal (3). » La culpabilité face à la perte d’autonomie ou à la souffrance du proche est un puits sans fond. Plus encore, la relation d’aide est vécue comme une obligation morale absolue car, comme l’a montré Lévinas, « par le visage d’Autrui, toute l’humanité me regarde, me commande et me juge » (4), c’est pourquoi « je suis d’emblée le serviteur du prochain, déjà en retard et coupable de retard, je suis comme ordonné du dehors. » (5) Appel absolu et donc en un sens invivable. Il faut faire appel à un tiers.

Modulation de l’investissement

Ce tiers, c’est alors non plus l’autre « personne », mais la société impersonnelle avec ses lois, sa bureaucratie et ses ressources. Car si l’État a pour première fonction de nous protéger de la violence par le droit pénal, il garantit aussi nos « droits-libertés » (déplacement, opinion, association… dont l’emblème est la Révolution française), mais surtout des « droits-créances » (à la santé, l’éducation, la sécurité sociale, dont l’emblème est l’État-providence). La société contient donc à la fois des lois et des aides, des injonctions et des adjonctions. Ainsi par exemple, en face de l’obligation d’assistance de l’individu à ses parents (6), il propose des aides aux aidants : en complément (soins ambulatoires, services à la personne) et en assistance (reconnaissance du statut d’aidant en 2016, « aide au répit », aides fiscales, congé de soutien familial, allocations journalières…). L’institution ne formule donc pas explicitement de limite à l’aide aux personnes (comment le pourrait-elle ?), mais l’allège par ses dispositifs de soutien.
En plus de l’assistance publique, le secteur privé vient également assurer un ensemble de services aux personnes dans le cadre de ce qu’on a nommé la Silver economy. De nombreuses entreprises se placent sur ce nouveau marché porteur par l’effet conjoint du vieillissement de la population (le « papy-boom ») et d’un niveau de vie conséquent d’une partie des plus de 65 ans. Recours au secteur marchand qui pose la question de la justice sociale, de même que le recours prédominant aux femmes dans les métiers du care pose la question de l’égalité homme-femme. On peut enfin mentionner la question de la « commercialisation de l’intime » (7). Le partage du fardeau n’est donc pas seulement une question fonctionnelle, elle est aussi politique : qui fait quoi, à quel prix et par quel circuit (dévouement personnel, impôt public, service commercial…) ?
On peut donc aider quelqu’un, mais à condition de renoncer à la fois au sacrifice et à la toute-puissance, en acceptant les alliés, les ressources, les conseils. Posture qui renvoie alors davantage à la solidarité qu’à la moralité, car il est plus facile de négocier une aide qu’on attendrait soi-même des autres, que de répondre à un devoir à sens unique. En remplaçant l’absolu de la morale par le discernement de l’intérêt, l’injonction par l’identification, on rend possible la modulation de son investissement. Solidarité qui rejoint les dispositifs d’assurance et de sécurité sociale, dont on sait l’efficacité par rapport à la seule charité.

Cet article est paru dans le numéro 248 de Santé mentale (Mai 2020).

1– Enquête handicap santé HSM et HSA de 2008.
2– Cresson (Geneviève) : “La production familiale de soins et de santé”, Recherches familiales, 2006, p. 6-15.
3– Mollard (Judith), “Aider les proches”, Gérontologie et société, 2009/1, p. 257-272.
4– Levinas (Emmanuel) : Totalité et infini, Livre de Poche, 1971, p. 234.
5– Levinas (Emmanuel) : Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, p. 110.
6– Art. 205 du Code civil.
7– Zelizer (Viviana) : « Intimité et économie », Terrain, 2005.