Albert et la vieille dame
A quoi ressemblera l’hôpital en 2090 ? Comment l’homme « augmenté », que nous vantent les nouvelles technologies, conservera-t-il son humanité ? Peut-on s’opposer au « progrès » ?… Dans cette nouvelle, Geneviève Hénault, psychiatre, PH, EPSM de la Sarthe (72), nous transporte dans un futur insolite… qui interroge l’époque actuelle.
« Albert venait de quitter ma chambre de clinôpital, « au revoir madame ».
Je jetais un œil, à travers la vitre légèrement inclinée, vers le monde. Un bio-arbre surplombait une petite place, vide ou presque. Un banc, une électroborne et tiens, Albert, en route vers d’autres clients, sans doute. Pas un oiseau dans le ciel rose du petit matin. Je cherchais toujours le chant de l’oiseau : je ne l’avais plus entendu depuis des années. Sur ma couverture, brodé en lettres rouges et noires, se détachant sur le tissu jaune pâle : Les Trois Banques. Sur le fronton du clinôpital, gigantesques, écrasantes, ces mêmes mots imposaient le respect de l’institution. Je touchais du bout des doigts les lettres en relief, distraitement.
J’étais un peu groggy – quel terme désuet, aujourd’hui ! de l’intervention subie la veille, et pas des moindres puisque l’on m’avait fait une mise à jour enzymatique complète, avec remplacement mitochondrial et rafraîchissement ARNique.
Ma micro-tablette sous-cutanée radiale m’indiquait pourtant des paramètres parfaits dans tous les domaines périphériques. La projection murale – juste en face de mon lit – de mon IRMcéreb, me montrait en temps réel des images de flux dopaminergique et sérotoninergique tout à fait rassurants. Tout cela, Albert me l’avait justement dit quelques instants plus tôt.
J’avais de la chance, Albert me parlait. Les Alberts parlaient tous, à vrai dire, mais à leurs congénères non baptisés, qui étaient restés NursiBG3.v.78, on n’avait pas donné la parole.
J’avais de la chance, mes enfants et petits-enfants s’étaient mis d’accord pour cette dizaine : 110 ans, quand même ! Ils avaient été généreux, un des plus beaux clinôpitaux, avec des Alberts qui pouvaient tenir une conversation assez convaincante, pendant que l’on vous appliquait toutes les procédures.
Ma jeune collègue Augustine n’avait, elle, pas eu ces possibilités financières. Pour son implantation cérébrofrontale, son réseau bioneuronal s’étant naturellement détérioré avec les années (c’est l’IRM micro-multi-neurofonctionnelle qui lui avait dit) elle n’avait pas pu trouver l’argent. Aucun clinôpital n’aurait voulu implanter la prothèse frontale qui lui aurait permis de survivre. Je ne la verrai plus dans son cubicule, mitoyen de mon propre cubicule. Quel dommage.
Je me demandais quand j’aurai le droit de sortir, retrouver mon appartement, où je serai à nouveau parfaitement en forme, après ce bio-rajeunissement de qualité. Albert ne me l’avait pas encore dit, et moi j’avais perdu l’habitude de poser des questions. J’attendrai de toute façon : à 110 ans, le temps a déjà suffisamment passé pour que l’on sache ne plus se presser. Le temps, quel concept insaisissable, même lorsque l’on est devenu soi-même un témoignage du changement qu’il porte en lui-même, changement qui s’est inscrit dans nos chairs et sur nos peaux, qui s’est logé dans nos intimités et qui a forgé notre altérité.
Mais, un peu groggy donc, des pensées tout à fait étranges, des images, venaient se former à la surface de ma conscience. Des datas oubliés ? Non, impossible, depuis plus de 30 ans maintenant on avait réglé cette question complexe : les dysfonctionnements cognitifs par surcharge de datas cérébraux. On avait trouvé comment nettoyer tout ça, les datas inutiles, effacés à jamais, pour tendre vers le neurofonctionnement parfait : l’objet de la tâche rapidement identifié, un raisonnement efficace, un acte à propos, et en conséquence, pas d’hésitation et un succès quasi-assuré. Quel gain de temps.
Mais peut-être que l’intervention n’avait pas tellement bien fonctionné ? Un neurobug ? Des distorsions cognitives ? Tiens, voilà que je me remettais à me poser des questions… quand même, à mon âge, en revenir à ce stade archaïque du développement neuro-humain ? … »
Lire la suite en pdf : Albert et la vieille dame. G. Henault. 2020. en pdf. Illustration de Richard Nagy, aide-soignant en gérontopsychiatrie, hôpital Simone-Veil à Eaubonne.