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11/05
2021

Comment fais-tu ? Pour tenir-rester-supporter…? Psychiatre, elle témoigne

Dans un hôpital public « tout cassé », une psychiatrie investie par les spécialistes des « cerveaux désaxés », où se loge le désir du soignant aujourd’hui ? Au décours d’un entretien avec une patiente qu’elle suit de longue date, et qui lui témoigne sa gratitude, la psychiatre Geneviève Hénault revient sur ce qui l’anime au quotidien.

« Merci, avril 2021. » L’écriture est un peu tremblée, je vois, dans la trace, le témoin de mes ordonnances renouvelées. Elle le sort d’un sac en papier : « Je voulais vous offrir ce livre ». Large sourire. Une femme, Camille Claudel, racontée par Anne Delbée (1). Nous venons de parler de mille petites choses qui font toute sa vie de femme, de mère, fille et sœur. De patiente suivie en psychiatrie.  « Ce livre parce que je me suis dit que, si Camille Claudel avait eu une psychiatre comme vous, elle n’aurait pas passé 30 ans à l’asile ». 

Souvent cette question : comment fais-tu ? Pour tenir-rester-supporter…, ne pas t’enfuir-hurler-pleurer. Souvent je me la pose et j’ai quelques réponses, de ce qui me tient liée à l’hôpital public, tout cassé, tout pris dans sa folie, tout attaqué par le néolibéralisme. Souvent je rage devant la plateformisation des soins (c’est-à-dire l’organisation de leur disparition sous prétexte de restructuration-résultant-de-la-pénurie-de-moyens-humains : planifiée). Chaque dispositif « innovant », accompagné de son lot d’acronymes fous, donne envie de fuir au loin.

Comment fais-tu ?

La principale réponse se trouve dans une parole, celle de cette femme qui est ma patiente, celle de ce sujet tout cassé et parfois tout pris dans sa folie. C’est ici même, dans ce lien transférentiel, que se loge le désir du soignant d’être (psychiatre, infirmier, psychologue). Pour certains, c’est là qu’il y a de quoi (encore) se réjouir dans une pratique quotidienne très dure, où, sans cesse, le soignant est renvoyé à l’impuissance de l’institution morcelée et défaite, ne se soutenant plus de la clinique et du soin par le lien, mais de l’urgence à répondre à l’urgence. Pour ceux-là, il reste « ça » ; la gratification d’une parole, d’une sortie de l’hôpital, d’un sujet accompagné vers et dans le monde. « Ça » fait, pour le soignant, contrepoids à la culpabilité du quotidien où le plus souvent il s’agit de fermer la porte des lieux de soins saturés, débordants, dégorgeants. De fermer la porte à des sujets souffrants, de fermer les oreilles à leur détresse, de fermer les yeux à leur misère.

Une femme m’écrit « Merci, avril 2021 ». Merci, à sa psychiatre, fonction émergée et support transférentiel privilégié d’une institution toute cassée. Il y reste (encore) une multiplicité de forces soignantes, et c’est à partir de ces liens patiemment tissés, parfois brisés, puis reconstruits, qu’une institution toute abîmée soit-elle, a porté cette femme hors des murs de l’hôpital, loin de la vie asilaire.

Dans mon bureau au CMP, je reçois une femme. 

Dans leurs bureaux, certains reçoivent un cerveau. Et un intestin. Ils interrogent « l’axe intestin-cerveau », pour être précis (2). Ils ont gardé le titre de psychiatre mais ils y ont ajouté un préfixe surspécialisant pour recevoir les cerveaux désaxés, ce ne sont plus des neuropsychiatres mais des immunopsychiatres (3).
Souvent cette question : comment font-ils, les « psychiatres de tube à essai » (4) ? Ont-ils, pour les anciens, perdu tout intérêt pour la relation humaine ? Ont-ils, pour les plus jeunes, embrassé volontairement ce que l’on peut aujourd’hui appeler la cérébrologie ? (5) Étaient-ils passionnés par l’organe et ont-ils manqué l’internat de neurologie ? Est-ce un fort élan identificatoire au Dr House pour fantasmer une psychiatrie immuno-inflammatoire ?

Dans mon bureau au CMP, je m’entretiens avec une femme qui porte l’histoire de sa famille, de son pays et de toute l’humanité. Je parle avec un sujet qui s’est construit à partir de ses liens avec l’autre, dans une société, une époque. Je l’ai vue trente ou quarante fois, dans ce bureau, et je l’y verrai encore des années. Elle m’y a parlé des siens et j’en ai rencontré quelques-uns. Elle m’y parlera encore de tout et de rien, de médicaments et de littérature, de régime et de vacances, de sa fille et de ma nouvelle coupe de cheveux. Parfois on ne sera pas d’accord, comme ça a été déjà le cas, il faudra négocier et même se quitter un peu fâchées, peut-être. On ne parlera jamais de son cerveau. Enfin, je l’espère.

À quoi rêvent les psychiatres de tubes à essai…

De quoi parlent-ils, les immuno-psychiatres ? (de symptômes hors-sens). Que pense le cérébrologue lorsqu’il dit au revoir au propriétaire de l’organe qu’il vient de recevoir en consultation ? (immuno-modulation et rééducation) À quoi rêvent-ils, les psychiatres de tubes à essai ? (de transplantation de microbiote : ce sont les futurs fécalo-psychiatres).

Camille Claudel, la femme qui modelait dans la terre le corps d’autres, a été envoyée à l’asile par sa famille dès que le corps de son père a été mis en terre. Elle a été cachée à la société, sa folie dissimulée au monde durant trente années. Des corps sont restés non-nés de la terre durant ces trente années de réclusion forcée. Il y a eu des hypothèses : l’amour insculptable (Rodin), l’amour inexistant (la mère), l’amour inadvenu (les avortements). « Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente » écrit Camille Claudel à son amant. Le signifiant lié à l’objet d’amour sera repris à l’infini dans la paranoïa : « la bande à Rodin » ne cessera plus de la spolier de son œuvre.

Ma patiente a été une femme hospitalisée en psychiatrie. Pas des années, mais des mois, de trop longs mois. Qu’a-t-elle lu d’elle-même dans l’ouvrage d’Anne Elbée ? Quelle identification a-t-elle pu trouver dans l’histoire de cette autre : artiste de génie, rebelle, folle, abandonnée par son amour, par sa mère, par son frère ? Quelle demande m’adresse « une femme » ?

« Je réclame la liberté à grands cris » écrit Camille à Paul son frère.

Nous laisserons les cérébrologues à leurs rêves inflammatoires, les politiques à leur ouvrage de casse des services publics, les administrants à leur frénétique plateformisation de la société et les fécalo-psychiatres à leur… merde.

Et en attendant de pouvoir faire la bamboche, je me suis commandé Camille Claudel à Montdevergues : histoire d’un internement de Michel Deveaux, psychiatre-sans-préfixe (6).

Geneviève HÉNAULT, psychiatre à l’EPSM de la Sarthe

1– Anne Delbée, A. Une femme. Fayard, 1998.
2– Marion Leboyer explique l’axe intestin-cerveau : https://www.youtube.com/watch?v=l9HnaBcL0Ag
3– http://psymondor.aphp.fr/consultations-dimmuno-psychiatrie/
4– Bellahsen, M. et Knaebel, R. (2020) La révolte de la psychiatrie. La Découverte.
5– Mathieu Bellahsen explique le sacre de la cérébrologie : https://blogs.mediapart.fr/mathieu-bellahsen/blog/290421/assises-de-la-psychiatrie-couchee-episode-1-la-consecration-de-la-cerebrologie?fbclid=IwAR2V-c7eGIJOtKJUP99NSXKfSKTdOsnk0VoG7Pp1ZwBl6KdcO7tbV3XoHbs
6– Deveaux, M. (2012) « Camille Claudel à Montdevergues : Histoire d’un internement » (7 septembre 1914 – 19 octobre 1943). L’Harmattan.