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24/06
2021

«Redonner au soin ses lettres de noblesse »

Dans cet ouvrage, Dominique Friard, infirmier de secteur psychiatrique et rédacteur en chef adjoint de Santé mentale, revient sur l’histoire de la professionnalisation des infirmières, et ses conséquences sur la clinique. Entretien.

• Qu’entendez-vous par « épistémologie du soin » ?
L’épistémologie est une branche de la philosophie des sciences qui prône l’étude critique de sciences. Elle s’intéresse à leur construction, leur origine, leur objet, leur contenu, la façon dont les savoirs s’organisent et s’articulent. Pour la plupart des gens, le soin est une pratique et en aucun cas une science, on ne pourrait donc pas en faire une lecture épistémologique. Beaucoup considèrent que les infirmières le sont par vocation. On met en avant leur dévouement et leur abnégation, voire leur héroïsme, comme cela a été le cas au cours de la crise covidienne. En tant que femmes, elles savent « prendre soin », elles n’ont donc pas besoin de définir ce savoir forcément inné. Il en résulte peu de formations, peu de reconnaissance et la création toute récente d’un champ disciplinaire, nommé « sciences infirmières », comme si les soignantes et non le soin étaient l’objet de cette discipline. Épistémologie du soin, au fond, c’est un oxymore : les deux mots associent deux réalités qui semblent contradictoires : celle des sciences qui repose sur une certaine rigueur et celle d’une sollicitude maternelle quasiment sans fin. Les infirmières me paraissent aliénées par ces représentations. Je voulais faire apparaître et mettre en discussion les aspects scientifiques des pratiques souvent décrites comme indiciaires.

• Quel est votre objectif avec cet ouvrage ?
Il s’agit de (re)donner au soin ses lettres de noblesse. À tous les soins. La professionnalisation infirmière s’est effectuée en excluant les infirmiers « d’asile » de la profession. D’abord en 1938, puis en 1992, au profit d’une formation polyvalente infirmière. Cette exclusion a produit deux effets. Tout d’abord, alors que l’enseignement en psychiatrie s’appuyait sur des méthodes pédagogiques actives, celui délivré dans les soins somatiques privilégiait les cours magistraux sur le modèle de l’enseignement médical. En caricaturant un peu, on pourrait dire qu’une formation visait à produire des professionnels réflexifs et l’autre des producteurs de soin. Le deuxième effet a été d’entériner un clivage entre les pratiques centrées sur le corps et celles qui mobilisent le psychisme. L’objectif de ce livre est de dépasser ce clivage et de contribuer à réunifier ces deux dimensions de la personne en y ajoutant les aspects culturels et sociaux qui les imprègnent. Il s’agit donc de pouvoir véritablement penser le soin. Le livre s’adresse à chaque professionnel du soin (étudiants, infirmières, médecins, aides-soignantes, psychologues et cadres de tout niveau hiérarchique). Les infirmières n’en sont pas les seules propriétaires.

• En quoi cette « histoire » de la professionnalisation est-elle importante ?
J’ai fait le constat que les deux champs infirmiers du soin somatique et psychique s’ignoraient. Dans les disciplines somatiques, on ne cite pas les travaux rédigés par des « collègues » issus de psychiatrie et réciproquement. Poursuivant mon exploration, j’ai relevé que les unes et les autres n’écrivaient pas les mêmes choses, ni de la même façon. Il est par ex. exceptionnel que les articles émanant de collègues somaticiens soient écrits en première personne (Je). En termes de contenu, la vignette en psychiatrie explore la singularité de chaque situation référée à des repères cliniques alors qu’en soins somatiques, le patient vaut pour toute la classe de malades atteints par telle ou telle pathologie. Nous sommes alors dans le registre de la conduite à tenir. L’histoire m’a permis de comprendre comment cet écart s’était fabriqué en France (on ne le retrouve pas dans les pays anglo-saxons même si pour d’autres raisons les aspects psychiques mobilisés par le soin ne sont pas autant étudiés qu’ils le devraient). L’histoire telle qu’elle est racontée par nombre de soignants est davantage rêvée que réelle. Ainsi la formation ISP n’est mentionnée, en creux, que lorsqu’elle cesse d’exister en 1992 alors que les premières formations d’infirmières ont eu lieu à Bicêtre et à La Salpêtrière, deux lieux dédiés à la psychiatrie. L’histoire montre également la frilosité de l’État vis-à-vis de la formation des infirmières. ISP et infirmier diplômé d’État en ont souffert. De 1965 à 2017, les parcours universitaires réalisés par les infirmières ne débouchaient jamais sur un statut, qu’il soit professionnel ou universitaire. Les infirmières ont dû tracer leur chemin à la machette.

• Quel conseil donneriez-vous à une jeune infirmière qui voudrait lire ce livre ?
De le lire et d’en parcourir la bibliographie, qui met l’accent sur de nombreux soignants parfois oubliés qui œuvrèrent, souvent dans l’ombre, pour que le soin soit reconnu comme une discipline autonome. Pas de discipline sans littérature. Pas de littérature sans lecteurs. Une infirmière qui ne lit pas ses pairs contribue à l’absence de reconnaissance du soin.

À lire. Epistémologie du soin infirmier. De la blouse blanche à la toge universitaire. D. Friard, Paris, Ed. Séli Arslan, 2021.

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