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15/03
2022

Funambules : un film « avec ceux qui souffrent de la folie »

Entre documentaire et fiction, « Funambules », film d’Ilan Klipper, en salle le 16 mars prochain n’est pas un film « sur la folie » mais un film « avec ceux qui en souffrent ». Parce que personne ne sait de quoi est faite la frontière qui nous sépare de la folie, personne ne sait jusqu’à quel point elle résiste. Aube, Yoan, Marcus, Jean-François… eux, ont franchi le seuil. Ils vivent de l’autre côté du miroir.

Un film né d’une première rencontre entre le cinéaste Ilan Klipper et le psychiatre Patrick Chaltiel, chef du service psychiatrie à l’hôpital de Bondy. Un film qui selon son réalisateur s’est longtemps appelé « Les fous dans la ville » avant de trouver son véritable titre « Funambules ». Car oui, sur un fil, ténu, alternant normalité et folie, Aube, Yoan, Marcus, Jean-François, livrent leur quotidien et leurs états d’âme. « Je suis allé faire le « casting » de mes personnages dans l’hôpital de Patrick Chaltiel. Comme pour une fiction, il faut trouver des gens qui ont quelque chose en plus. Ceux avec qui il se passe soudainement quelque chose quand on les filme. Ceux qui permettent d’accéder à un univers étrange, poétique » explique Ilan Klipper. J’ai donc expliqué simplement à ceux que je rencontrais que j’étais en train de faire un film qui serait probablement diffusé en salles. Pour élaborer ma mise en scène, je l’ai pensée avec les patients. J’ai compris que j’avais envie de trouver des gens avec un univers fort qui permettrait de mettre en place pour chacun un dispositif différent, en invitant à chaque fois un peu de fiction ».

Aube, 30 ans.

« Un point commun entre tous : ils sont seuls et c’est pour cela qu’ils m’ont magnifiquement accueilli » – Ilan Klipper

Aube, âgée de 30 ans, est une jeune fille étrange qui vit recluse chez ses parents. Toute la journée, elle » fait des perles », des peintures, raconte des histoires et parle de son envie d’avoir une histoire d’amour avec un homme, particulièrement un punk… Sa folie à elle se manifeste par des formes et des couleurs qui se mélangent sans cesse dans sa tête. Ilan Klipper imagine donc un univers qu’il colore, en orange, en violet et dans lequel elle se livre à la danse, façon boîte de nuit, tour à tour enfantine puis lascive. Elle tient le plus souvent un discours « en boucle » évoquant les garçons et les mouvements incessants, alors qu’elle ne sort jamais, perdue dans son monde. « Sur les 20 jours de tournage avec elle, elle m’a envoyé balader la moitié du temps, souligne le réalisateur. Aube n’est pas du genre à faire ce qu’on lui demande. Il faut s’adapter, rebondir, changer les lumières si ça ne lui plaît pas même si tu as passé des heures à tout préparer. C’est le jeu. A un autre moment, je lui ai dicté un texte et je la dirigeais comme une actrice ».

« Où mettre la caméra ? Qu’est-ce qu’on peut filmer ? Qu’est- ce qu’on ne peut pas filmer ? Parfois je franchis sans m’en rendre compte la limite sur le tournage. Le curseur arrive au montage. Et, forcément, l’expérience aide ». Ilan Klipper

Du côté de Yoan, le propos est différent. Il a 27 ans, c’est un patient qui a passé énormément d’années en psychiatrie. Nous l’écoutons monologuer, à la fois solaire, inquiétant tout autant que poétique. « Tu es faible, nul. Mais moi je crois au soleil, celui que l’on voit tous les jours. Merci soleil ! »  clame-t-il. Il se raconte et raconte sa maladie, ses voix, sa précarité, sa souffrance, sa solitude, sans nouvelles de ses parents. Séquence essentielle quand, sur la direction du réalisateur, Yoan, en pleine nature, face à l’immensité du ciel, s’adresse à son père « comme s’il était mort » : « Papa je te hais, tu nous as mis dans le noir ». Une simple phrase qui en dit long…

Yoan, 27 ans.

« Élaborer la dramaturgie, c’est un travail d’équilibriste, surtout dans un film où chaque personnage possède son propre univers. Je savais dès le départ que Funambules serait un film mosaïque, un puzzle qui se dessinerait petit à petit pour permettre justement aux spectateurs de faire leur chemin. » – Ilan Klipper

Et puis il y a Marcus, un homme âgé qui vit à domicile avec sa femme dans un bazar insensé, retiré et comme coupé du monde, alors que le monde entier et les choses qui le constituent l’habitent dans un désordre inouï. « Je vous emmerde, je vis là-dedans » s’exclame-t-il, alors que sa femme étouffe : « des choses, des choses, je crève, c’est irrespirable. On ne peut pas faire un pas ! » Marcus, un homme « à la marge », hermétique aux liens et aux contacts, et que Ilan Klipper filme d’abord comme pour un documentaire avant de nous faire basculer peu à peu vers le baroque et l’anormalité. Jean-François, vit lui aussi, dans le désordre, dans la saleté extrême, paradoxalement « bien sur lui ». Ancien danseur, il ne côtoie personne, et « se fout de sa vie ». Mais quand il danse, la beauté resurgit, le regard s’allume. Au milieu des détritus, toute en dysharmonie, la scène est saisissante tant elle montre un monde intérieur qui tente encore la normalité alors qu’il est en ruines.

« Je ne fais pas des films pour changer le monde, je ne me définis pas comme un militant. Mais, malgré tout, au fil du temps, j’aimerais que mes films puissent aider à avoir un peu plus de curiosité envers ceux que je filme. » Ilan Klipper

Jean-François

« Pour moi, explique Ilan Klipper, Funambules n’est pas un film sur la psychiatrie mais sur ces personnes que j’ai rencontrées et sur la manière dont on va rentrer dans leur univers. Ce n’est pas un film sur des patients mais avec eux. D’ailleurs, on les a tous payés comme on paierait les comédiens. Je veux amener les spectateurs à les rencontrer de la même manière que moi j’ai rencontré Aube, Yoan et les autres. Et si Funambules change un peu le regard sur eux, je serai heureux. Car ils ont un point commun : ils sont seuls. C’est pour cela qu’ils m’ont si magnifiquement accueilli ».

Funambules est une docu-fiction singulière qui ne rentre dans aucune case. La caméra nous embarque dans des univers complexes servis par des personnes jouant parfois des personnages tout en restant elles-mêmes. Une sorte de folie ordinaire qui doit conduire le spectateur, d’autant lorsqu’il n’est pas familier de l’univers psychiatrique, à plus de tolérance, d’écoute et d’empathie envers des personnes différentes, très seules dans leurs délires, mais d’une humanité bouleversante.

Bernadette Gonguet

•Funambules, un film d’Ilan Klipper,France, 2020, couleur, 75 min, long-métrage documentaire, en salle le 16 mars 2022.