« Et nous sommes en échec… »
Françoise, une résidente de 90 ans, sollicite l’équipe toute la journée et tient les soignants en échec. Voir un médecin l’angoisse, ne pas le voir également. Aucune proposition d’aide ne lui convient vraiment. Dans ce nouveau portrait clinique, Claire Lormeau, psychologue en Ehpad, « encaisse » son impuissance à soulager cette patiente très angoissée.
Toc, toc, toc…
« Bonjour Françoise (prénom modifié). Je venais prendre de vos nouvelles.
– Oh non, Claire, ce n’est pas le moment, je vais très mal, je n’ai pas dormi de la nuit… »
Elle est alitée sur le dos, sous une petite couverture. Les volets sont presque fermés, j’entre dans la pénombre.
« Ah bon, mais que vous arrive-t-il ?
– Je crois que c’est à cause de… » Et Françoise enchaîne. Parfois ce sont ses dents, son transit, ses jambes, la nourriture, ou son dos. Ou même tout cela, tous ses maux qu’elle énumère.
Le scénario est toujours le même au début, mais la seconde partie varie. Il arrive que, vraiment, ce ne soit pas le moment. Mais en général, comme je m’approche du lit, Françoise poursuit. Alors je m’installe, même si elle râle un peu : « Non, non, ne déplacez pas le fauteuil, après je ne retrouve pas sa place ». « Je le remettrai là où je l’ai pris. » Alors, elle accepte ma présence et me raconte ce qui la tourmente. Ce sont toujours des souffrances physiques, plus ou moins amplifiées par ses angoisses. Toujours le corps, pas d’émotion. Simplement des pressentiments de maladie, des peurs. Assise dans le demi-jour de sa chambre, j’accueille sa parole. Il arrive parfois, qu’au bout d’une heure, nous passons à autre chose : le décès de son époux, qui lui manque toujours terriblement. « Il n’y avait que lui qui savait m’apaiser, Claire, vous comprenez ?
– Oui Françoise, cela a été une perte terrible, c’est normal que vous n’arriviez pas à oublier cela…
– Il m’a dit : « tu sais, ma pauvre Françoise, le jour où je ne serais plus là, tu seras perdue ! » ». Tout est dit.
« Les liquides de son corps, le sang, les humeurs et leur température le chaud, le froid, le sec sont pathologiques et, selon lui, anormaux. » (Harrus-Révidi, 2005) (1)
Une « mère exigeante »
Françoise souffre d’angoisses chroniques, qui se manifestent par ses plaintes somatiques. D’envahissants troubles obsessionnels compulsifs (TOC) lui prennent l’ensemble de la journée, la structurent, la rythment… et l’emprisonnent. Toute l’équipe est sollicitée. Des agents de service, pour l’heure de passage pour le petit déjeuner ou le ménage, aux aides-soignants, pour l’heure de la toilette et sa réalisation, et puis les infirmières, qu’elle appelle sans fin pour leur faire part de ses inquiétudes, ou encore la personne à l’accueil, qui passe aussi beaucoup de temps à gérer les nombreux appels dans la journée.
« Ce mal, pour se prouver, se doit d’être vu et exige une mise en scène du malade à lui-même : c’est l’externe, l’entourage qui, par son attitude, son action, l’infirmera ou le confirmera. » Harrus-Révidi, 2005 (op. cit.)
Et nous sommes en échec. Tout est proposé, rien ne convient. Passer plus tôt, plus tard. Prendre un Doliprane, un anxiolytique, voir un médecin, faire de l’hypnose… Françoise se plaint, exprime ses angoisses, mais refuse toute proposition de solution, d’apaisement. Voir un médecin l’angoisse, ne pas le voir également.
Françoise peine à contenir ses angoisses de mort, son carcan est terrible. Nous ne savons pas quoi faire. Nous rencontrons la famille à plusieurs reprises. Son fils se fait souvent remplacer par son épouse. Il a lui-même passé quelques temps en maison de repos, après l’entrée de sa mère dans son établissement. Il s’est épuisé de plus d’une année de présence de sa mère qu’il a pris à son domicile. Impossible pour lui de prendre du recul, d’échapper aux demandes permanentes. Il évoque une « mère exigeante ». Pour l’aider à se renarcissiser, et ne pas rester dans son échec à satisfaire sa mère, je recadre ses propos par l’expression d’angoisses ingérables. Il m’explique que son père s’est épuisé à s’occuper de sa mère… L’épouse est plus tranquille, plus distante, elle ose dire les choses à sa belle-mère.
Mais on peut toujours parler à Françoise, la raisonner, elle n’entend pas. Ce sont ses angoisses qui parlent, qui répondent. Et quand Françoise est mise au pied du mur, elle change de sujet. Elle n’est pas accessible à la raison, alors n’insistons pas.
« […] il actionne sa sonnette pour que sa servante vienne s’occuper de lui ; petit à petit devant l’absence de réponse angoisse, cris et colère alterneront constamment scandés par la sonnette qui se transforme alors en « signal d’alarme ». » Harrus-Révidi, 2005 (op. cit.)
Maux imaginaires, maux réels…
Mes entretiens me semblent peu utiles à Françoise, mais qu’en sais-je ? Je me dis qu’ils peuvent peut-être la soulager, mais aussi l’équipe. En effet, pendant mon temps de présence, elle ne sonne ni n’appelle, car je suis là, et cela suffit. Au-delà de la perte de son époux, je réussis à entrevoir dans ses propos la possibilité d’un traumatisme, une perte de contrôle qui aurait eu lieu pendant la guerre. Mais sans détails, sans histoire. Ce n’est qu’une lecture entre les lignes, quelques phrases avant la reprise des plaintes somatiques.
L’équipe et moi-même arrivons parfois à apaiser Françoise, mais cela ne dure pas. Tout juste quelques heures, peut-être quelques jours. Je sais que cela lui fait du bien d’exprimer ses angoisses, comme de répondre à ses TOC. Et c’est toujours apporter ce soulagement pour qu’elle se sente, un court instant, comprise et acceptée. Mais je sais aussi que cela nourrit le cercle vicieux. Nous en parlons en équipe, cherchons des solutions. Nous essayons de couper court aux demandes avec fermeté et bienveillance, mais nous nous sentons maltraitants, comme si nous l’abandonnions. Un peu comme Toinette dans Le malade imaginaire (2), je tente un peu de prescription de symptôme : « Oui, vous êtes fort malade ; j’en demeure d’accord, et plus malade que vous ne pensez : voilà qui est fait. » (Acte I, Scène 5, p.87-93, in Harrus-Révidi, 2005). Sans effet. Autres tentatives, à plusieurs reprises, j’évoque à Françoise l’histoire du petit garçon qui criait « Au loup ! », mais cela ne semble pas la concerner. Françoise existe dans ses maux, dans sa plainte. C’est son rapport au monde, elle en a besoin.
Mais malheureusement ses maux ne sont pas qu’« imaginaires ». Insuffisante cardiaque, avec une fonction rénale se dégradant fortement, elle cumule divers problèmes de santé. Elle accepte de prendre son traitement de base, mais rien de plus. Et nous ne pouvons pas savoir si une sonnette, un appel, pourrait être une urgence ou pas. Ce qui pose problème, car les soignants se lassent et ne répondent parfois plus.
« La maladie et ses lois modifient l’ordre social à tel point que [cette femme] au demeurant fort civil[e], se comporte de façon grossière […], sans autre but inconscient que de renforcer en [elle]-même la représentation imaginaire de sa souffrance. » Harrus-Révidi, 2005 (op. cit.)
Et Françoise s’isole, fait le vide autour d’elle. Arrivant systématiquement en retard aux repas, monopolisant les infirmières lors de leur tournée de médicaments, se plaignant de tout, elle se met à dos une partie des résidents. Pourtant, entre deux angoisses, Françoise est attachante, sensible, empathique, gentille. Elle se soucie des autres résidents, ceux qu’elle sait être malades par exemple. Par identification ?
Un jour, Françoise me narre les circonstances du décès de son époux. S’il n’y a pas eu de traumatisme pendant la guerre, cet épisode de sa vie en constitue déjà un, et majeur. J’entrevois un espoir d’évolution : quelque chose de différent s’est dit.
De nouveau, nous rencontrons Françoise et sa belle-fille, puis uniquement son fils, dans l’optique d’évoquer la situation, nos tentatives de solution et notre ressenti. Le fils et son épouse sont très conscients de la situation, de sa personnalité. Avoir mis les choses à plat et s’être senti compris par la famille soulage l’équipe, mais ne change rien à la situation.
Les angoisses de mort
Puis, Françoise chute dans sa chambre, en mettant ses chaussures. Je suis interpellée par une infirmière, qui me demande d’aller la voir en attendant l’arrivée de l’ambulance. Elle est allongée sur son lit, pour une fois, les volets sont presque ouverts. Angoissée, Françoise se plaint de douleurs. Mais comment différencier ces plaintes et la peur de mourir de ce qu’elle exprime habituellement ? Pour la soulager, j’essaye de distraire son attention. Elle est dans l’appréhension, ne veut pas aller à l’hôpital. Je lui promets de lui rendre visite si elle doit y séjourner. L’ambulance l’emmène.
Le surlendemain, j’apprends qu’elle souffre de multiples fractures et d’une hémorragie interne. Elle est en soins continus. L’infirmière, que j’arrive à joindre, me décrit son comportement habituel, comment l’équipe est dépassée, et n’arrive pas à répondre aux demandes. Comme promis, je vais voir Françoise, que je trouve toujours semblable à elle-même dans ses demandes. Mais sous oxygène, perfusée et sondée. Immobilisée. Exprimée ouvertement, la peur de mourir prend plus de place, l’angoisse est plus forte. Françoise ne veut pas que je parte, mais je n’ai droit qu’à une heure de visite. Et puis, je me sens inutile, toute parole est vaine, j’encaisse mon impuissance à soulager ses angoisses. De nouveau, cette sensation d’abandonner, de ne pas savoir, pouvoir, aider. Et elle ne veut toujours pas des anxiolytiques qui lui ont été proposés. La morphine a dû être administrée par voie intraveineuse, car elle refusait tout analgésique per os. Le bilan que me fait le médecin du service est peu engageant.
Il est surprenant de voir comme nous sommes tous à la fois choqués d’apprendre son décès le lendemain, et soulagés pour elle, qui n’aurait pas supporté de devenir grabataire. Seule consolation : elle a pu partir apaisée, et bénéficier de soins palliatifs.
Claire Lormeau, psychologue
Crédit photo Didier Carluccio
1– Harrus-Révidi, G. (2005). Le malade imaginaire de Molière : un paradigme. Champ psychosomatique, no39, 151-160. https://doi.org/10.3917/cpsy.039.0151
2– Le malade imaginaire, Molière, 1673.