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22/02
2024

Un espace thérapeutique de consommation d’alcool au sein d’une institution de soins

Les institutions de soins sont souvent confrontées à la question de la consommation d’alcool des usagers dépendants au sein même de la structure. L’alcoolisation engendre en effet des situations complexes, et parfois violentes qui mettent à mal le cadre thérapeutique. Les usagers consomment alors à l’extérieur, dans la rue, parfois seuls. Le postulat majoritaire étant souvent celui d’un projet d’abstinence. Et si on inversait ce positionnement en leur permettant de consommer sur place ?

Au travers de cet article, nous souhaitons retracer l’expérience de la mise en place d’un espace thérapeutique de consommation d’alcool au sein d’une institution de soins. L’objectif est de susciter questionnements et échanges de pratique afin de faire évoluer le concept. En effet, nous avons trouvé́ peu de références (1) concernant ce type de dispositif dans la littérature scientifique.

Située sur les hauteurs de Montreux (Suisse), la Fondation Champ-Fleuri (2) est un établissement de soins résidentiel qui accueille des adultes, de 18 à 65 ans, souffrant de maladie psychiatrique et de comorbidités addictives dans un contexte de « pathologie duelle » (3). Souvent en refus de soins et d’accompagnement, ces personnes ont parfois connu des conditions de vie précaires et souffrent d’isolement social et de détresse psychique accentués par la consommation de substances psychoactives.  Ces patients sont majoritairement orientés vers la Fondation à la suite d’une décision de justice (PLAFA) (4). La plupart n’ont pas conscience de leurs troubles et des conséquences que cela engendre dans leur quotidien. Ils ont tendance à penser que les problèmes rencontrés ont des causes externes et qu’ils n’ont pas le pouvoir d’y remédier. Ils évoquent souvent des sentiments d’incompréhension, d’impuissance, parfois de colère quant à leur situation mais aussi quant à l’obligation imposée par un tiers d’intégrer une institution de soins.

L’équipe psycho-sociale est composée d’éducateurs/trices, d’assistants/es en soins et santé communautaire, d’assistants/es socio-éducatifs/ves, d’auxiliaires de santé, d’apprentis et d’étudiants. Deux psychiatres consultent, l’un une matinée par semaine, l’autre deux matinées par mois. La direction de l’établissement est représentée par deux personnes issues de la filière soins infirmiers. Une psychologue clinicienne est présente deux jours par semaine. Nos actions psycho-sociales visent une réduction des risques en matière de santé mentale et physique et d’abus de substances psychoactives. Pour les usagers, il s’agit de retrouver une capacité à décider et agir, de redonner un sens à leurs actions et de viser la meilleure qualité́ de vie possible (5). Ces patients, en situation de soins psychiatriques complexe nécessitent une approche multidimensionnelle et intégrative (6) qui vise à évaluer les comorbidité́s addictives, la stabilité́ clinique, la fragilité́ sociale, la compliance au traitement, le nombre et les circonstances des rechutes et les précédents programmes thérapeutiques (7).

Expérience

Durant la pandémie de covid-19, une réflexion institutionnelle a été menée pour répondre aux besoins des usagers consommateurs d’alcool confinés au sein de la structure et qui habituellement s’alcoolisaient à l’extérieur (parfois dans la rue) (8). Nous avons donc envisagé la possibilité d’ouvrir un lieu dédié́ à la consommation d’alcool au sein de l’établissement. L’alcool étant prohibé dans le reste de l’institution pour préserver le milieu de vie des personnes abstinentes.

Pendant les mesures sanitaires imposées par le covid, ce lieu était ouvert à tous les consommateurs, quels que soient leur pathologies et leur type de consommation. Le but étant de les maintenir au sein de la Fondation pour éviter les contaminations. Quatorze personnes, sur trente-huit résidents, ont ainsi fréquenté́ ce lieu durant le confinement. Au vu de la situation nous avons constaté une bonne cohésion du groupe (répartition des tâches ménagères / se rappeler les règles) et une ambiance chaleureuse. Notre seuil de tolérance était élevé et nous avons donc prononcé peu d’exclusion temporaire (trois personnes borderline), de vingt-quatre heures maximum. Dans ce cas, un entretien avant le retour sur le lieu de consommation était obligatoire pour ajuster le contrat thérapeutique préalablement établi à la problématique du bénéficiaire (9). Ce contrat stipule que chaque consommation est personnelle, nominative, stockée et gérée par l’équipe soignante dans des casiers nominatifs sous clés et que les échanges d’alcool ne sont pas autorisés. Les usagers se sont vu proposer un accompagnement pour l’achat d’alcool avec leur argent de poche.

Au départ, une quantité de 50 cl était délivrée à la fois (bière ou vin) et un alcootest demandé avant de consommer. Cette mesure approximative permettait d’avoir une indication par rapport aux tolérances définies dans le contrat. Il fournissait également aux résidents des informations sur leurs capacités d’assimilation, d’élimination de l’alcool et leurs limites permettant de repérer l’apparition de troubles du comportement.

Avant le covid, le protocole institutionnel prévoyait d’hospitaliser les personnes dont le taux d’alcoolémie était supérieur à 2,5 grammes dans le sang. Ce cas de figure s’est présenté plusieurs fois par semaine avec un retour quelques heures après à la Fondation. Devant la saturation des urgences et le manque de place, l’équipe a été formée à l’évaluation du niveau de conscience par l’échelle de Glasgow (10) afin de disposer d’une évaluation plus fine et de faire appel aux urgences de manière plus opportune.

Si la personne présentait des troubles du comportement et/ou des mises en danger visibles avec des symptômes d’état d’ébriété marqués (11) (vomissement, incontinence, détérioration de l’état de conscience), elle était invitée à quitter le lieu de consommation pour une durée variable selon le niveau de gravité. Elle ne pouvait y retourner qu’après un entretien avec un membre de l’équipe psychoéducative (avec ou sans adaptation du contrat). Cette rencontre permettait, dans un premier temps, de soutenir et d’accompagner le bénéficiaire puis de revenir sur l’épisode de consommation aiguë pour mieux comprendre son fonctionnement, étayer ensemble une réflexion autour de la consommation et ses conséquences sur le quotidien pour qu’il puisse s’auto-déterminer pour la suite.
Les personnes présentant un risque de symptômes de sevrage (12) se voyaient accompagnées dans un espace dédié pour consommer de l’alcool sous la supervision d’un membre du personnel. L’équipe a dû progresser pas à pas et affiner au fur et à mesure. A la levée des mesures sanitaires, compte tenu de l’expérience positive de ce concept, le lieu a été maintenu.

L’après covid

Certains consommateurs ont eux-mêmes demandé à poursuivre l’expérience. Cet espace leur a en effet permis de se socialiser, de faire baisser leur anxiété en lien avec la recherche du produit et de recouvrir une estime d’eux-mêmes.
D’autres ne sont pas revenus sur le lieu puisqu’ils étaient libres de retourner dans leur endroit de consommation habituel.
L’accès a néanmoins été restreint pour les personnes souffrant d’un trouble de l’usage de l’alcool (DSM-5 (13)). L’équipe a également limité l’accès à ce lieu de consommation pour divers motifs :
– Aux « usagers ponctuels avec visée récréative », l’idée étant de ne pas les ancrer dans une consommation quotidienne et ritualisée, de maintenir leurs compétences sociales (sur l’extérieur) et ainsi ne pas engendrer un trouble plus prononcé.
– Les usagers, après expérience du lieu, qui restaient en grandes difficultés pour collaborer, après de multiples transgressions sans pouvoir discuter/modifier les raisons de ce comportement. Dans ce cas le lieu thérapeutique de consommation n’avait pas de valeur ajoutée et d’autres pistes d’accompagnement devaient être envisagées. Une seule personne, atteinte d’un trouble de la personnalité borderline, a été exclue du lieu définitivement. Ses troubles du comportement étaient majeurs et malgré plusieurs tentatives il n’était pas possible de s’accorder sur un cadre.
– Enfin, une vigilance particulière était portée sur l’aspect financier. En stockant leur consommation, certains usagers économisaient de l’argent et pouvaient soit consommer davantage, soit accéder à d’autres loisirs. Selon la situation, l’accès était donc rediscuté, les bénéfices devant être thérapeutiques et non financiers.

Ce fonctionnement lors du confinement nous a permis de réfléchir à la suite à donner à ce projet. Le lieu thérapeutique est donc devenu un espace de modification des modes de consommation « qui ne se limite pas à une simple diminution d’unité d’alcool consommé (14).» « On ne va pas parler que de substance, mais peut-être du pourquoi de la consommation, des conséquences de la consommation, de construire quelque chose là autour, vraiment s’atteler au comportement de la personne plus qu’à la substance, et puis rester centré sur la personne plus que sur la substance. Pour nous c’est ça qui nous semble important aujourd’hui (15).»

Entre la levée des mesures sanitaires et janvier 2023, le lieu thérapeutique recevait en moyenne entre 2 et 10 personnes par jour.

Un intervenant était présent entre 9h-12h et 13h30-18h30. Il était garant du respect du bon fonctionnement et du respect du cadre thérapeutique.
Aujourd’hui un bilan addictologique et somatique (bilan hépatique et CDT) est réalisé pour chaque contrat ou nouveau contrat. Les objectifs thérapeutiques sont définis, et une balance bénéfices/risques est introduite.
Les contrats sont formulés sous forme d’unité d’alcool, et le produit n’est plus servi qu’au verre, une unité d’alcool à la fois.
Les boissons sont achetées par les résidents dans les commerces et ramenées au lieu de stockage de l’espace de consommation. Pour certains, un accompagnement est possible.
Les contrats sont également revus régulièrement avec le bénéficiaire et une réunion d’équipe de 30 minutes se déroule chaque semaine afin de discuter des intérêts selon le projet de chaque résident.
Des animations sont proposées sur le lieu de consommation, celles de l’institution étant souvent soumises au fait d’être l’abstinent. Un programme d’activités est discuté et proposé, l’occasion de donner de l’information, de retrouver du plaisir, de discuter des consommations d’alcool tout en favorisant les liens sociaux.
Le personnel a été formé en conséquence par le biais de formations internes : entretien motivationnel, éléments de base des Thérapies Cognitivo Comportementales, les substances psychoactives et leurs effets, le processus de changement selon la théorie de Prochaska et DiClemente, les pathologies duelles et les processus psycho pathologique.
Résultats

Nous avons constaté :
– Une baisse significative du nombre d’hospitalisations pour éthylisation aiguë avec mise en danger.
– Une hausse du lien social permettant également de retrouver d’autres plaisirs, comme celui d’être ensemble. « La consommation partagée d’alcool n’est pas considérée comme un élément favorisant, et encore moins nécessaire, à l’instauration de ce type de climat » (16)
– Que la relation des soignants avec les consommateurs était facilitée et permettait l’instauration d’un lien de confiance, d’un sentiment de sécurité et de sérénité par rapport au souci de se procurer de l’alcool.
– Une modification du stade motivationnel de certains utilisateurs, une amélioration de l’estime de soi (ne plus boire devant le regard des villageois)

– Le bénéfice est tant au niveau qualitatif, avec une meilleure qualité de vie qu’au niveau quantitatif, pour certaines personnes une diminution de la quantité d’alcool global sur la semaine. Les bénéficiaires se sentent écoutés, soutenus, non jugés sur leur consommation, elles tiennent à ce lieu et collaborent.

Fondé sur les concepts de réduction des risques (17), ce lieu est apparenté à une salle de consommation à moindre risque comme il en existe pour d’autres produits. Celle-ci s’est établie en milieu institutionnel et s’est spécialisée pour l’alcool. Nous élargissons l’offre de soin en tenant compte du milieu résidentiel et définissons de nouveaux critères d’inclusion afin de tenir compte des besoins des personnes à un moment donné.

Conclusion

La vision binaire de « l’abstinence ou rien », et de ne pas inclure l’alcool ou les personnes alcoolisées au sein d’un établissement est-elle à reconsidérer ?
En ne fixant pas d’objectif à la consommation et en accueillant les personnes là où elles en sont dans leur vie avec leurs envies de changer (ou pas) permet une meilleure alliance. La relation thérapeutique s’en trouve améliorée. Le fait de ne pas fermer les yeux devant un problème et au contraire de l’accueillir, enclenche une dynamique de confiance et permet les échanges. Les usagers bénéficient d’un espace dédié et d’un accompagnement adapté. Ainsi, tous les outils sont mis à disposition pour qu’ils puissent devenir de véritables acteurs de leur parcours de soins et de vie.

La situation d’Hélène

Hélène, 51 ans souffre d’un trouble de l’usage lié à l’alcool et d’un trouble de personnalité émotionnellement labile de type borderline. Elle est arrivée dans l’institution en mai 2019 et a déjà bénéficié de plusieurs suivis, son projet est de consommer de l’alcool sans contrainte.

Au début Hélène était très réticente à entrer en institution. Elle est arrivée dans un contexte où elle consommait plus de 2 litres de vin rouge à 12% par jour, directement à la bouteille qu’elle cachait et consommait au village. Ses taux d’alcoolémie montraient un risque imminent pour sa santé et elle devait être transférée plusieurs fois par semaine aux urgences. Nous avions donc très peu de lien et de recul sur sa consommation.

Lors du confinement en 2020, nous avons estimé avec elle ses besoins en alcool à 2 litres par jour et établi un contrat pour accéder au lieu de consommation. Au début, la seule contrainte imposée était de ne plus lui servir d’alcool au-delà de 1,9 gramme d’alcool dans le sang. Nous lui servions 50 cl de vin au pichet dans un verre.

Étonnamment, Hélène a su tirer parti de ce système et s’est très peu alcoolisée au-delà de ce taux. Nous avons remarqué les six premiers mois de ce programme une amélioration de son état psychique. En effet, elle n’était plus obsédée par la recherche de produit puisqu’il était à disposition et n’avait plus besoin de se cacher. De plus, nous avons remarqué le matin notamment qu’elle se levait de façon plus sereine, sachant que sa consommation « l’attendait » sur le lieu.

Sa situation avait engendré une rupture du lien familial. Sa mère ne souhaitait plus être témoin de ses alcoolisations, et leur relation s’était rompue. Quelques messages sur le téléphone mais les appels et visites n’étaient plus envisagées.

En 2022, Hélène consomme moins (1,5 l/jour) et elle boit au verre. Elle ne mendie plus et exprime que ce lieu de consommation est bénéfique pour elle. Elle a plus de temps pour se consacrer à d’autres activités : création de cartes de Noël pour sa mère qui ont permis de retisser un lien puis d’enclencher des appels et des visites .
Hélène a aussi créé du lien avec l’équipe et peut parler librement de son trouble de l’usage d’alcool. Depuis l’ouverture du lieu de consommation thérapeutique, elle n’a été hospitalisée qu’une seule fois pour une éthylisation massive pouvant mettre sa vie en péril.

Aurélie Lacroix, infirmière
Lucile Evieux, travailleuse sociale

(1) Benech G. La réduction des risques et des dommages liés à l’alcool, Action Addiction, janvier 2021, p.56
(2) Route de Champ-Fleuri 8, 1823 Glion ; secretariat@champ-fleuri.ch
(3) Casas M. Rapport CPNLF Addictions et comorbidités, Dunod, 2014
(4) PLAFA : « permet de placer ou de retenir une personne, contre sa volonté, dans une institution appropriée, lorsque l’assistance ou le traitement nécessaire ne peuvent lui être fournis d’une autre manière. Le lieu de placement peut être, selon les besoins de la personne concernée, un hôpital, un foyer ou un EMS. » Placements à des fins d’assistance (PLAFA) | État de Vaud (vd.ch)
(5) Pelletier J-F. Se rétablir en santé mentale, Elsevier Masson, 2021
(6) Fédération Addiction. Pratiques professionnelles dans les dispositifs médico-sociaux de soins résidentiels, 2013
(7) Gambirasio M, Girola M, Larghi G. Situations complexes en psychiatrie : un modèle innovant au Tessin. Soins infirmiers. 2020(02):56-58.
(8) Modus Bibendi. COVID19 / RDR Alcool – Conseils aux professionnels de l’hébergement pour réduire les risques alcool. Synthèse des recommandations du guide pratique, Mars 2020 (9) Poloméni P.Réduction des dommages associés à la consommation d’alcool, swaps n°100, P35-40
(10) Arbour.C.Echelle de Glasgow : évaluer le niveau de conscience d’un patient avec atteinte neurologique, Perspective infirmière, mars-avril 2019, p.26-35
(11) Chambre de commerce et d’industrie de Nouvelle-Caledonie. Les symptômes de l’ébriété ; fiche pratique, décembre 2020
(12) Société Française d’Alcoologie. Sevrage simple en alcool, Référentiel de bonnes Pratiques Cliniques, 2006
(13) 5e édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux
(14) Benech G. La réduction des risques et des dommages liés à l’alcool,Action Addiction, janvier 2021, p.59
(15) Clot J. Bach R. Savary JF. Evolutions et mutations des institutions résidentielles sociothérapeutiques en Suisse romande, avril 2021, p 38
(16) Benech G. La réduction des risques et des dommages liés à l’alcool,Action Addiction, janvier 2021, p.59 17 Raynaud M. Comprendre les addictions : l’état de l’art. Traité d’addictologie, 2016, p3-27