« De l’agitation à l’apaisement » : comment s’adresser au corps ?
Comment entrer en relation avec ce patient impénétrable, peut-être délirant, parfois agité ou hermétique, qui refuse tout contact ? Comment appréhender son monde interne ? Face à son absence de mots pour dire une souffrance qui peut conduire aux passages à l’acte, les soignants doivent observer, écouter, et souvent initier leurs soins à partir des attitudes et/ou des plaintes corporelles. Ces soins « attentifs » donnent accès à la psyché et illustrent la nécessité du recours au corps en psychiatrie. Mais se préoccuper du corps pour mieux s’occuper du psychisme reste une tâche délicate.
Les pathologies psychiatriques s’expriment massivement par le corps (schizophrénie, dépression, anorexie, état-limite, hystérie…). Au-delà de la pathologie, chacun vit son corps à partir d’un imaginaire qui lui est propre, d’expériences sensorielles, relationnelles, parfois traumatiques, qui laissent des traces. Comment le corps fait-il signe? Différents outils théoriques peuvent être mobilisés (corps que l’on a et que l’on est, schéma corporel, territoires du moi, Moi-peau…) et diverses approches thérapeutiques engagées. Il en va ainsi du nursing, souvent décrit comme le « sale boulot », ou des médiations corporelles, mais aussi de différentes techniques psychocorporelles telles que la relaxation ou l’hypnose.
Par ailleurs, la question du corps en psychiatrie ne se limite pas à celui du patient. Chez le soignant, quelles sensations provoque la rencontre avec le corps de l’autre (dégoût, colère, peur) et avec quelles conséquences (moqueries, évitement…) ? Quelle place pour le corps du soignant dans la dynamique de soin ? Comment le collectif peut-il « faire corps » ?
Qu’il s’agisse de contenir et d’apaiser dans l’urgence ou de proposer des soins psychocorporels réguliers, comment fixer un cadre thérapeutique permettant au patient de retrouver un ancrage perdu et bouleversé ? Existe-t-il des contre-indications au soin corporel ? Quelle place pour les thérapies en réalité virtuelle ?
Le programme détaillé de l’édition du 17 octobre 2022
Comment la souffrance psychique se manifeste par le corps ?
En psychiatrie, tout commence par « du corps ». Ce corps replié, morcelé, incurique ou parfois adhésif est souvent le lieu privilégié de l’expression psychopathologique (états d’agitation, expériences de dépersonnalisation, retrait, hallucinations, délires, automutilations…). Ces manifestations s’imposent au clinicien qui doit alors tenter de déchiffrer ce que le corps transmet de l’éprouvé psychique. Au-delà des troubles du comportement, comment s’y repérer, quelle sémiologie ? Quels messages ? Au corps anatomique réel s’oppose le corps imaginaire. Le trouble psychique se nourrit en effet de la relation que le sujet entretient avec son corps, lieu emblématique de sa singularité dans lequel s’inscrit son histoire et son intimité. Cette « conscience du corps » renvoie le soignant aux concepts de schéma corporel, de corps vécu, d’image du corps, de moi-peau… qui permettent de s’approcher du ressenti du patient. A partir de cette étape, comment contenir l’agitation et l’angoisse au-delà du contrôle ou de la maîtrise ? Comment penser cette place prédominante du corps dans la démarche de soins ?
– Corps contraint, corps expressif Dr Philippe Nuss, psychiatre et chercheur Inserm/CNRS, CHU Saint-Antoine (Paris).
– Souffrances psychiques : les enjeux du corps et le lien corps/psyché, Fabien Joly, psychanalyste, psychologue clinicien, docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse de l’Université Paris VII, psychomotricien.
Le corps « dit », le corps « acte », le corps exprime, jouit et souffre… il est douleur ou extase… Au-delà du langage, par les comportements, les agitations, les passages à l’acte, les évitements ou les replis, le corps extériorise, indique et adresse… Si les signes du corps relèvent fondamentalement d’une sémiologie, la question du lien corps/psyché participe d’une véritable élaboration psychopathologique (ouverte, complexe et pluri-dimensionnelle). Le corps est aussi le lieu d’une « rencontre » et d’une potentialité soignante dans de nombreuses techniques et médiations dites « corporelles »… Il y apparaît comme le vecteur privilégié d’un soin psychique qui vient soutenir la dimension thérapeutique. Ce faisant, le corps et les liens corps/psyché doivent être élaborés et réélaborés en permanence sur un double registre et selon un double angle de vue clinico (voire technico)-thérapeutique, et théorique autant que psychopathologique. C’est à ce carrefour, que cette intervention voudrait modestement vous emmener …
De la « juste » présence corporelle du soignant ?
« Objet parleur » (Delion), le corps est aussi un lieu d’expériences vécues, de plaintes et de significations pour le sujet. Ce constat n’est pas sans conséquences : si le contact physique sert parfois l’interaction, il peut aussi prendre la forme d’une intrusion. Comment aller chercher ceux qui se replient et restent en retrait ? Lorsque les frontières du corps sont floues, lorsque la peau n’est plus cet espace sensoriel qui délimite et contient, le contact physique est facilement alors perçu comme menaçant. Le soignant doit éviter d’imposer sa sollicitude à qui ne la supporte pas. Entre le corps « objet de perception » de l’hypocondriaque, celui squelettique, mais perçu comme obèse de l’anorexique, le corps fragmenté, morcelé, envahi de la personne qui souffre de schizophrénie ou le « corps effracté » par la violence du traumatisme psychique, les nuances sont nombreuses et obligent le soignant à écouter des propos qui peuvent le désarçonner. Face à ces situations qui suscitent des émotions contradictoires, comment trouver le « juste au corps » du soin psychique ? Quelle attitude adopter ? Quelle présence corporelle le soignant peut-il déployer ?
– Agitation : « toucher à distance », approcher, apaiser… Véronique Defiolles, psychomotricienne CH Montperrin, enseignante à l’Institut de formation en psychomotricité Pitié-Salpétrière et ISRP Paris et Marseille
Approcher une personne en état d’agitation implique d’emblée un « aller vers l’autre en souffrance aiguë ». Ces sujets expriment un désarroi, une colère, une angoisse massive dont on ne connait pas toujours (voire jamais) le sens. Ils ne parviennent pas à utiliser un autre mode d’expression que l’agitation et sont débordés. Pour le soignant, il s’agit de se proposer comme contenant et lieu de projection des angoisses du patient. Quelle place pour le vécu corporel du soignant dans le soin du patient agité ? La distance relationnelle, les ponts d’échanges sont des concepts incontournables pour créer un espace relationnel suffisamment sécurisant et contenant pour aboutir à l’apaisement. L’approche par le toucher sera peut-être alors possible. Chaque concept sera illustré d’exemples cliniques en lien avec les différents temps de l’approche clinique en regard du vécu corporel du corps de l’autre par le soignant
– Le toucher sécurisant ou comment se rencontrer par le corps, Corentin Sainte-Fare Garnot, ethnologue, éducateur spécialisé, approche intégrative. Coordinateur d’unité pour jeunes avec TSA, schizophrénie, psychose, avec déficience mentale et troubles du comportement
Les patients que nous accompagnons n’ont spontanément aucune raison de nous faire confiance. Le verbal n’est pas toujours source de sens partagé et peut engendrer de la confusion. Par ailleurs, les déficits cognitifs liés aux troubles psychiques rendent les interactions sociales complexes. Pour certains patients, l’insécurité est parfois permanente et frapper devient l’unique moyen de décharge/communication. Les soignants doivent donc trouver d’autres ressources pour établir un contact sécurisant que la personne peut éprouver par elle-même au-delà des mots. C’est par le toucher que cette sécurité peut trouver corps. Il s’agit de « jouer la violence » pour ne pas la faire et donc d’apprendre des comportements alternatifs. L’atelier sport de contact permet ainsi de « langager » par le corps dans une mise en forme sensorimotrice et sociale de la rencontre.
– De « l’usage de soi » au cœur du soin, Cédric Juliens, philosophe et comédien. Il enseigne la philosophie et l’anthropologie du corps à la Haute Ecole Vinci à Bruxelles. Il anime depuis une vingtaine d’années des ateliers pratiques de travail psychocorporel à l’attention de soignants
Les soignants travaillent avec leur corps en direction du corps de l’autre. Cet engagement corporel dans la relation n’est pas anodin, il est traversé par de multiples contradictions et pulsions. Toutefois, lors de la formation initiale, ces enjeux sont parfois évacués au profit d’un discours à visée diagnostique, thérapeutique ou ergonomique. Qu’en est-il des zones d’ombre qui traversent le corps du soignant lors de la relation de soin ? Qu’en est-il des pulsions d’Eros et Thanatos qui animent le soignant ? Comment transformer des rencontres perçues comme menaçantes en moments de réconfort ? A travers une approche réflexive, je propose de déplier la subjectivité qui nait de « l’usage de soi » au cœur de la rencontre, à partir d’ateliers de corporalité expérimentés avec des soignants.
Des médiations corporelles pour une réappropriation de soi ?
Si le corps est parfois le problème, il peut aussi être la solution. Le soin implique des gestes, une écoute, une série d’attentions. Il est bien souvent le chemin le plus court qui permet au soignant d’aller vers le patient. Le quotidien fourmille ainsi d’occasions de mobiliser le corps (de la toilette à l’activité physique…). Des médiations corporelles (massage, relaxation, enveloppements), des activités artistiques (danse, marionnettes, musicothérapie, poterie, chant) sont régulièrement utilisées pour faciliter l’accès au patient, à ses représentations, et in fine lui permettre un véritable travail de réappropriation de soi. Pourtant, ces activités, souvent peu formalisées, passent au second plan. Comment penser ces médiations et leur cadre ? Comment s’organiser pour en déployer toutes les potentialités thérapeutiques ?
– Un massage des mains ? « Pourquoi faire, on n’a pas le temps ! », Corinne Schaub, infirmière, MA en sociologie et anthropologie, MA ès sciences en sciences infirmières, PhD ès sciences infirmières. Professeure HES associée à la Haute École de Santé Vaud (HESAV), Haute École Spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO)
Le toucher émotionnel, tel le massage des mains, est un soin infirmier. D’un point de vue neurobiologique ses effets sont de mieux en mieux documentés et portent aussi bien sur les biomarqueurs de stress que sur l’activation des zones cérébrales en lien avec les interactions sociales et les émotions. Ce soin permet notamment de rétablir une certaine horizontalité relationnelle entre professionnels et bénéficiaires. Chez les personnes vivant avec la démence et manifestant de l’agitation, le massage des mains est une occasion privilégiée de soin centré sur la personne qui s’appuie sur les ressources émotionnelles du bénéficiaire. Toucher vaut parfois mieux que parler pour accompagner la souffrance. Ainsi, réinvestir le corps quand l’agitation se manifeste peut permettre de soulager l’anxiété. Il est donc nécessaire de le faire dans un cadre de soin rassurant discuté en équipe pour limiter le risque d’intrusion. Mais toucher signifie aussi être touché, et le soignant doit lui aussi faire face à ses propres émotions dans cette pratique qui nécessite un réel engagement personnel.
– Corps anorexique : « Je veux juste sentir les os sur moi, rien d’autre… », Nadine Satori, infirmière spécialiste clinique, unité de soins des Troubles du comportement alimentaire à la Clinique des Maladies Mentales et de l’Encéphale (GHU Paris)
Accompagner une personne anorexique nécessite de prendre soin de son corps amaigri à l’extrême où la faim est partout, tapie sous la peau. Corps presque mort et si vivant à la fois. Tout est là, muselé et si fort, et la personne blottie dans sa chair raréfiée, comme dans un coffre. Entrer en contact par le toucher, le regard ou la parole, c’est oser un chemin pavé de doutes pour tenter d’accéder aux cognitions et émotions enfermées dans ce corps. Alors que la renutrition est le premier traitement, la Clinique des maladies mentales et de l’encéphale (GHU Paris), propose plusieurs axes de soins autour de la prise en charge corporelle : photo, vidéo, accompagnement devant le miroir, vestiaire collectif, séances shopping en ville, logiciel de morphing et soins corporels (toucher à visée thérapeutique). L’objectif est l’acceptation de la reprise de poids qui passe par l’amélioration de l’estime de soi. Le patient peut alors sortir de l’enfermement de sa maladie, parce que la vie a besoin de nouveauté et d’altérité pour avancer, pour évoluer. Comment soutenir cette motivation au changement face à la puissance du déni des troubles ? Existe-t-il des contre-indications à la mise en place de l’approche corporelle ?
– Corps, trauma et régulation des émotions : la théorie polyvagale, Joanna Smith, psychologue clinicienne, chargée de cours à l’Université Paris 5 et à l’Ecole de Psychologues Praticiens (Paris), Formatrice agréée en Lifespan Integration (TM) Membre fondateur de l’Association Francophone du Trauma et de la Dissociation (AFTD)
Le corps est central dans le trauma : le corps traumatisé pleure, il se fige, il « abréagit », il agresse. Grâce à l’éclairage de la théorie polyvagale de Porgès (2011), nous décrirons comment mobiliser le corps afin de contrer les effets du traumatisme psychique (tentatives de fuite, de combat, de figement), notamment à l’aide de courtes expérimentations avec la salle. Nous prendrons l’exemple de la thérapie Lifespan Integration, aussi connue sous l’appellation ICV (Intégration du Cycle de la Vie), pour illustrer comment la théorie polyvagale peut être employée afin de favoriser la régulation des émotions dans le cadre de la psychothérapie du trauma.
Le corps « retrouvé » ?
Si le corps est l’objet de souffrance, d’angoisse, de mal-être, il est aussi l’expression du mouvement, du dépassement de soi (ou de la surprise d’avoir réussi) de l’évacuation des tensions internes, de l’expérience de l’altérité, sujet de résilience, de reconnexion à soi, de valorisation narcissique. Parfois il s’agit de se réconcilier (ou de renouer) avec ce corps que l’on maltraite ou qui a été maltraité et que l’on peut se réapproprier à partir d’ateliers, d’exercices, d’expériences positives, de gestes simples et d’interactions avec autrui. Retrouver son corps, c’est donc se mettre en mouvement, dans tous les sens du terme, c’est aussi et surtout réapprendre à ressentir du plaisir avec un corps qui cesse de n’être que souffrance. Des expériences psychocorporelles aussi anciennes que la danse mais pensées avec des outils nouveaux y contribuent puissamment. Le jeu vidéo, peut être aussi un de ces outils malgré, et peut-être à cause de la mise à distance du corps qu’il semble impliquer. Il existe plus d’un chemin pour retrouver son corps …
– « Le corps absent ? » : corporalité et immersion vidéo-interactive, Guillaume Gillet, psychologue clinicien, psychothérapeute, enseignant, formateur, unités de psychiatrie intrahospitalière du CHS Le Vinatier (Bron, 69)
Dans de nombreux modèles de soin auxquels nous nous référons, nous attribuons une place parfois centrale à l’expérience du corps réel, ce substrat organique que nous habitons et habillons avec des enveloppes et des représentations. Ce parti pris conduit souvent à considérer l’implication du corps réel comme un des enjeux fondamentaux de la prise en charge thérapeutique, notamment des adolescents. A l’inverse, l’utilisation des objets-à-écran qui permettent de pratiquer le jeu vidéo ou encore de faire usage d’Internet ou des réseaux sociaux, impliquerait des expériences sans corps, ou avec un corps absent, ou au mieux, un corps insuffisamment sollicité, donc des expériences peu subjectivantes, voire désubjectivantes. En effet, la nature du jeu vidéo renverrait à des expériences partiellement authentiques voire factices « à corps perdu », et donc non-incarnées et sans affect véritable. Mais l’expérience de décorporation est-elle toujours désubjectivante ? Nous nous intéresserons à la corporalité à l’adolescence en appui sur l’utilisation de dispositifs vidéo-interactifs en montrant les effets de l’immersion dans le virtuel-numérique
– Le corps, porte-parole de l’expérience de soi : Marcelo De Athayde Lopes, Danse-thérapeute et Psychothérapeute EMDR-Europe, Pôle Clamart, Groupe Hospitalier Paul Guiraud,Villejuif
Les avancées des neurosciences et leurs déclinaisons en pratique clinique dans le cadre des soins psychiques sont indéniables. Nous savons, par exemple, que dans le cerveau, le centre du langage est très éloigné de l’aire de l’expérience de soi, d’où l’importance de l’accordage du corps-sensoriel, du corps-émotionnel et du corps-mémoire dans le processus de guérison. Le corps est également la « plateforme » qui permet, au travers de divers expériences, d’intégrer des informations essentielles pour sortir de la souffrance. Implanté depuis 19 ans au Groupe hospitalier Paul Guiraud, le dispositif Danse mouvement thérapie (DMT) s’est enrichi de ces avancées pour devenir un outil thérapeutique pertinent et efficace, prenant appui sur le plaisir et le jeu du corps en mouvement, dans l’expérience du moment présent.