L’agitation confinée derrière des portes
Infirmière en psychiatrie en équipe mobile de crise, Yvonne tente d’adapter sa pratique à la pandémie. Comment rassurer les usagers confinés derrière leur porte close ? Comment maintenir des liens déjà si fragiles ? Ce qui se passe au domicile des patients n’a jamais autant infiltré son quotidien et sa propre maison…
« Je vais bien, ne vous inquiétez pas, vous devez avoir d’autres choses à faire avec tout ce qu’il se passe »
Et bien non, je n’ai rien de mieux à faire ! Je suis infirmière en psychiatrie, en équipe mobile de crise. Donc heureusement ce n’est pas moi qui intuberai en service de réanimation aujourd’hui…
Oui, je m’inquiète pour vous Carole, car lors de ma dernière intervention à votre domicile, vous m’avez expliqué comment, dans les moments d’angoisse, vous êtes attirée par cette fenêtre, au 7ème étage. Sauter dans le vide vous semble alors la solution pour que tout s’arrête.
Je dois donc vous voir, le téléphone ne suffit pas. Pour évaluer avec vous la gravité de la situation, j’ai besoin d’aller vers vous, de vous laisser le temps de trouver vos mots, de voir votre regard, votre expression, pour tenter de percevoir ce que vous ne me dîtes pas au téléphone. Avez-vous la force d’acheter de quoi manger ? Supportez-vous ce nouveau traitement ? Les bouteilles d’alcool sont-elles réapparues près de la poubelle ? J’ai besoin d’aller vers vous pour vous rappeler que vous n’êtes pas seule ni « insignifiante », distiller un peu d’espoir et de réalité, puisque sur Facebook des messages semblent vous convaincre chaque jour un peu plus d’un complot mondial. La maladie vous pousse à croire qu’il est inutile de parler de vos difficultés, que nous ne pourrons rien faire. A la télévision on évoque d’ailleurs le fait que « nous sommes en guerre ».
Je ne suis pas un soldat, je suis une soignante, et mon travail est de contribuer à apaiser les souffrances psychiques. Souffrances extrêmes parfois, qui causent près de 10 000 morts chaque année en France. Omniprésence des idées morbides, fixité du scénario, facilité d’accès à celui-ci. Alors je m’inquiète. « Carole, si vous êtes d’accord, ma collègue et moi interviendrons à votre domicile, comme prévu, pour que nous puissions nous entretenir ».
Derrière les portes closes
J’entends, et je lis qu’en psychiatrie, tout est « étrangement calme ». Les lits se libèrent, les gens viennent moins aux soins. Au domicile, je constate plutôt de l’agitation confinée derrière des portes. De l’agitation dans les esprits qui ont du mal à s’ancrer dans la réalité, mais quelle réalité ? Partout sur les réseaux sociaux on parle de complot, de « ce qu’on ne nous dit pas », de choses dissimulées, et de mensonges d’état. Certains sont rassurés de voir leurs idées trouver tant de résonances, : « Depuis le temps que je dis que les laboratoires nous veulent du mal», d’autres juste sidérés de sentir le monde perdre pied autour d’eux.
Ce que j’observe le plus au domicile des patients, c’est de l’agitation dans les liens, dans les relations. Les repères sont bousculés : ces associations où on pouvait prendre un repas pour ne pas être seul ou quand il n’y avait plus d’argent, sont fermées. Si certaines choses ont pu se réorganiser, il faut néanmoins trouver les informations et de nouveaux repères, vite.
Durant ce confinement, les liens familiaux aussi se transforment, comme le temps et l’espace. C’est chacun chez soi. Les sœurs, les cousins, les grands-mères ne passent plus pour aider et « faire tampon » quand c’est compliqué. Derrière les portes closes, la violence s’installe parfois.
Marie s’était organisée pour qu’ils s’évitent, mais maintenant elle est « coincée » avec son mari à la maison. Elle nous raconte la violence des mots, les rapports sexuels forcés, les coups, et les idées suicidaires qui reviennent. « Risque suicidaire », il faut donc aller évaluer au domicile. Nous croisons le mari, d’habitude il n’est jamais là… nous nous disons « Bonjour » du bout des lèvres, nous savons ce qu’il se passe chez eux, et il sait que nous savons. Les enfants aussi sont là, nous avions pour habitude d’intervenir lorsqu’ils étaient à l’école. Les parcs et les cafés sont fermés, il faut trouver un endroit, dans la maison, où nous pourrons discuter tranquillement. Difficile. Il y a des situations où « discuter » ne suffit pas. Le confinement complique tout, Marie ne veut pas faire intervenir la police, ni mettre son mari dehors en temps d’épidémie. L’humeur se dégrade, le risque suicidaire est bien là. Seule l’hospitalisation nous permettra d’apaiser la situation. Heureusement, Marie accepte.
Oui, en ce moment au domicile, tout est plus compliqué. Dans cette famille, c’est Pauline, la maman, qui a arrêté son traitement. Son bébé a 1 mois. Pauline délire, elle est persécutée. Son mari, Rémi est là mais débordé. Pauline refuse de lâcher son bébé qui dort durant l’entretien. La jeune mère ne veut absolument pas reprendre un traitement, elle a cassé les ordinateurs de la maison, elle insulte Rémi. Nous aurions aimé prendre le temps de créer un lien, de tenter un suivi au domicile. Mais il y a le bébé, et les services sociaux ne peuvent intervenir à cause de la crise sanitaire, les proches de confiance qui pourraient prendre le relais le temps des soins sont confinés chez eux. Il faudra probablement hospitaliser Pauline sous contrainte et en période de pandémie ce sera sans permission et sans visite. Son bébé a 1 mois, je devrai penser au tire lait…
Les liens se redéfinissent
Le Covid-19 attaque aussi le lien. Nous devons intervenir auprès de personnes ayant décompensé, car pétries d’inquiétude pour leur proche hospitalisé, parfois touché par ce virus. « Je ne peux pas voir ma mère hospitalisée et c’est ma sœur qui a les nouvelles du médecin par téléphone, mais on ne se parle plus ». Derrière les portes, et entre les portes, les liens se redéfinissent parfois aussi pour le meilleur. Plus que jamais les gens se mobilisent et s’inquiètent pour leur frère ou leur mère malade, ils ont du temps, alors ils appellent, vont faire des courses. Etonnamment, ce confinement libère de l’espace et recrée du lien social. Le solitaire recrée du solidaire. Difficile de comprendre ce qui se passe vraiment. Je vis les choses sans pouvoir les anticiper. La situation est inédite, nous naviguons à vue. Tout est si différent que j’ai parfois l’impression d’observer de loin, tout semble irréel, mais je suis bien là.
S’adapter !
Désormais, nous surveillons aussi les signes d’apparition de la maladie, réexpliquons les gestes barrières et distribuons les attestations de sortie, parce que 130 euros d’amende, avec une AAH, c’est catastrophique ! Je passe d’appartement en appartement, il faut tout désinfecter, le volant, mes chaussures, mes mains. Du gel hydro alcoolique en bas de l’immeuble, après l’ascenseur, en rentrant dans l’appartement, en sortant. Les crevasses apparaissent sur les mains et les odeurs de javel des logements m’assaillent. Penser à ne rien toucher, refuser de s’assoir, rester à 1 mètre de distance, ne pas se toucher le visage, ne pas toucher au masque, il faut qu’il dure… Nous discutons, debout, équipés de nos masques et surchaussures, comme si de rien était…
Je suis infirmière en psychiatrie mais je ne peux pas ignorer ce nouvel ennemi invisible. En région parisienne, un infirmier de psychiatrie est décédé du Covid. Il y a peu, un patient est mort chez lui, probablement du virus. En travaillant à domicile j’ai bien conscience du danger. Je peux être contaminée, mais aussi contaminer les patients, et ils sont fragiles.
Mais plus que jamais, l’intervention au domicile pour accompagner la crise psychique est importante. Notre secteur a la chance d’être doté d’une équipe dédiée et formée. Il a fallu s’adapter, réévaluer les rapports bénéfices/risques mais nous connaissons cette mission. Lorsque le plan blanc a été déclenché, sur notre établissement comme ailleurs, il a fallu précipiter les sorties pour libérer des lits et créer une unité Psy Covid. Nous avons dû accompagner les sorties des plus fragiles et favoriser les prises en charges au domicile pour éviter les passages aux urgences. Nous sommes en guerre, et tous les moyens doivent être mobilisés pour lutter contre le Covid. Il a donc fallu s’organiser, se réinventer, nous avons attendu « les consignes » mais dans les premières directives pour la psychiatrie, pas un mot au sujet de l’intervention au domicile… Il faut croire que ce n’est pas en vogue… La HAS a finalement publié il y a quelques jours ses préconisations pour la prise en charge des patients souffrant de pathologies psychiatriques à leur domicile.
Coopération et coordination
Les acteurs de santé mentale, les patients, montrent leur capacité d’adaptation, des changements s’opèrent à une vitesse incroyable. En ambulatoire, l’hôpital de jour gère les crises, les autres collègues suivent des centaines de patients par téléphone, la téléconsultation a été mise en place, tout se passe bien ! Nous comptons plus que jamais sur nos précieux collègues infirmiers libéraux qui passent dans la plupart des domiciles et font le lien avec nous. Les infirmiers de l’hospitalisation complète gèrent les situations les plus complexes, ils rassurent et font le lien avec les familles. On s’entraide, la coopération et la coordination sont bien là.
Finalement, cette petite bête crée aussi du lien. Mais il faut l’empêcher de passer de maison en maison, y compris la nôtre. La France se confine, mais nous devons sortir, car derrière certaines portes il y a beaucoup d’agitation, nous devons les ouvrir et maintenir une extériorité dans certains huis clos.
Le soir, quand je rentre chez moi, interdiction d’embrasser maman ! Je ne laisse plus mon travail à la porte d’entrée, mais à celle de la salle de bain… Mais les enfants pourront applaudir à 20 h.
Ce qui se passe au domicile des patients n’a jamais autant infiltré mon quotidien, ma propre maison. L’angoisse est bien là, pour moi aussi. Les réseaux sociaux nous prédisent une catastrophe en psychiatrie et la noyade pour les soignants qui sont déjà en pleine tempête. Nous attendons la vague…
Par ennui, j’avais l’habitude d’user de multiples stratagèmes pour éviter les réunions, désormais interdites. Je réalise aujourd’hui comme il est précieux de disposer d’espaces pour parler (ou se taire) quand on en a besoin. Nos espaces de parole ont donc disparu, plus de lieux dédiés à l’expression de nos angoisses. Même si les lignes d’écoute et de soutien psychologique pour les soignants se multiplient, nous expérimentons aujourd’hui à quel point il est difficile de reconnaitre qu’on a besoin d’aide, puis d’aller chercher celle disponible. Nous saisissons l’importance d’ouvrir les portes et « d’aller vers ».
Yvonne Quenum, Infirmière en équipe mobile de crise